Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 3, 1839.djvu/419

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firent construire une cabane en planches dans une île située vers le milieu du fleuve, et qu’on pouvait regarder comme une sorte de territoire neutre, afin de pouvoir y célébrer leurs orgies sans donner aucun scandale à leurs garnisons respectives. Là ils discutaient à loisir sur l’excellente venaison que produisaient les forêts voisines et les diverses espèces de gibier qu’on trouvait dans les plaines, sur les montagnes et sur les bords du fleuve. Chacun payait son écot à part égale, et les deux commandants se partageaient régulièrement leurs travaux pour obtenir de différentes parties du globe les munitions qu’ils n’auraient pu se procurer dans le voisinage immédiat de leur juridiction. Tous les liquides formés par la fermentation du grain et le jus coloré des vignes d’Oporto arrivaient par le golfe de Saint-Laurent, d’où Borroughcliffe avait soin de les faire convoyer jusqu’à la petite île qui était le théâtre de leurs plaisirs ; Manuel seul était chargé de l’approvisionnement de cette liqueur généreuse que produit Madère ; et le major, s’en rapportant au jugement de son ami, se bornait à lui recommander de temps en temps de ne pas oublier de choisir celle qui mûrissait dans la partie méridionale de cette île.

Il arrivait assez souvent que les jeunes officiers des deux garnisons s’entretenaient de l’affaire dans laquelle le major Borroughcliffe avait perdu une jambe. Les Anglais disaient aux Américains que cet accident lui était arrivé dans un combat opiniâtre sur les côtes de l’Angleterre, dans la partie du nord-est où Borroughcliffe commandait, et où il avait obtenu des succès signalés dont il avait été récompensé par le grade non acheté de major. Une sorte de courtoisie nationale empêchait les deux vétérans, car ils méritaient alors ce titre, de prendre aucune part à ces allusions délicates. Mais quand par hasard cette discussion avait lieu vers la fin d’un repas, il arrivait souvent que Borroughcliffe indiquait à son ami ce qu’il devait en penser par une grimace facétieuse, accompagnée d’un geste expressif destiné à lui rappeler leur rencontre sur les rochers voisins de Sainte-Ruth ; à quoi Manuel répondait en se frottant l’occiput de manière à prouver qu’il ne l’avait pas oublié.

Plusieurs années se passèrent ainsi, les deux postes continuant à vivre dans une parfaite harmonie, malgré les actes de mésintelligence et même de violence qui avaient souvent lieu entre les