Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 7, 1839.djvu/14

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Les scènes et les incidents qui se rapportent à notre légende actuelle se passèrent dans ce qu’on peut appeler la première époque des entreprises qui ont amené de si grands et si prompts résultats.

La moisson de la première année de notre entrée en possession était faite depuis longtemps ; le feuillage flétri de quelques arbres épars commençait déjà à se couvrir des teintes mélancoliques de l’automne, lorsqu’une file de chariots sortit du lit desséché d’une petite rivière, et continua à s’avancer à travers les ondulations de ce qui se nomme, dans le langage du pays que nous décrivons, « une prairie roulante[1]. » Les chariots chargés de meubles grossiers et d’instruments d’agriculture, le petit troupeau de brebis errantes et de bétail noir qui formait l’arrière-garde, l’aspect sauvage, l’air insouciant des hommes robustes dont le pas lourd et pesant suivait celui des animaux attelés, tout annonçait une troupe d’émigrants qui cherchaient l’El-Dorado de leurs désirs. Contre l’usage ordinaire des hommes de leur caste, ils avaient quitté les vallées fertiles de la basse contrée, et franchissant torrents et ravines, solitudes arides et profonds marécages, par des moyens qui ne sont connus que de pareils aventuriers, ils avaient su se frayer un passage jusque bien au-delà des limites ordinaires des habitations civilisées. Devant eux se prolongeaient ces vastes plaines qui s’étendent avec une triste monotonie jusqu’à la base des Montagnes Rocheuses, tandis qu’à bien des milles derrière eux, au milieu d’une affreuse solitude, bouillonnaient les eaux rapides et bourbeuses de la Platte.

L’apparition de ce singulier attirail dans cette plage nue et solitaire était d’autant plus remarquable, que le pays environnant offrait bien peu qui pût tenter la cupidité d’un spéculateur, et encore moins, s’il était possible, flatter les espérances de ceux qui cherchent à former un établissement sur des terres encore incultes. L’herbe de la prairie était maigre, et ne promettait rien en faveur d’un sol dur et ingrat sur lequel les chariots roulaient aussi légèrement que sur un chemin battu, le pas des animaux et les roues des voitures ne laissant de traces que sur cette herbe desséchée, broutée par le bétail de temps en temps, mais rejetée aussitôt comme un aliment trop amer pour que la faim même pût le rendre supportable.

  1. A rolling prairie. En français le mot prairie ne peut s’appliquer que par convention à ces plaines américaines qui ressemblent plutôt aux steppes de la Russie.