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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1.djvu/147

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DU POËME DRAMATIQUE.

Thyeste de Sénèque[1] n’y a pas été fort heureux ; sa Médée y a trouvé plus de faveur ; mais aussi, à le bien prendre, la perfidie de Jason et la violence du roi de Corinthe la font paraître si injustement opprimée, que l’auditeur entre aisément dans ses intérêts, et regarde sa vengeance comme une justice qu’elle se fait elle-même de ceux qui l’oppriment.

C’est cet intérêt qu’on aime à prendre pour les vertueux qui a obligé d’en venir à cette autre manière de finir le poëme dramatique par la punition des mauvaises actions et la récompense des bonnes, qui n’est pas un précepte de l’art, mais un usage que nous avons embrassé, dont chacun peut se départir à ses périls. Il étoit dès le temps d’Aristote, et peut-être qu’il ne plaisoit pas trop à ce philosophe, puisqu’il dit qu’il n’a eu vogue que par l’imbécillité du jugement des spectateurs, et que ceux qui le pratiquent s’accommodent au goût du peuple, et écrivent selon les souhaits de leur auditoire[2]. En effet, il est certain que nous ne saurions voir un honnête homme sur notre théâtre sans lui souhaiter de la prospérité, et nous fâcher de ses infortunes. Cela fait que quand il en demeure accablé, nous sortons avec chagrin, et remportons une espèce d’indignation contre l’auteur et les acteurs ; mais quand l’événement remplit nos souhaits, et que la vertu y est couronnée, nous sortons avec pleine joie, et remportons une entière satisfaction et de l’ouvrage, et de ceux qui l’ont représenté. Le succès heureux de la vertu, en dépit des traverses et des périls, nous excite à l’embrasser ;

  1. Il s’agit ici du Thyeste de Monléon, représenté, suivant les frères Parfait, en 1633. Voyez l’Histoire de Théâtre françois, tome V, p, 31.
  2. Δοκεῖ δὲ εἷναι πρώτη διὰ τὴν τῶν θεατῶν ἀσθένειαν ἀκολουθοῦσι γὰρ οἱ ποιηταὶ κατ᾽ εὐχὴν ποιοῦντες τοῖς θεαταῖς. (Aristote, Poétique, chap. xiii, 7.)