Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 2.djvu/241

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Mais la raison sur toi ne sauroit l’emporter :
Dans l’intérêt d’un frère on ne peut l’écouter.

PHYLIS.

Et par quelle raison négliger son martyre ?

ANGÉLIQUE.

Vois-tu, j’aime Alidor, et c’est assez te dire[1].
35Le reste des mortels pourroit m’offrir des vœux,
Je suis aveugle, sourde, insensible pour eux ;
La pitié de leurs maux ne peut toucher mon âme
Que par des sentiments dérobés à ma flamme.
On ne doit point avoir des amants par quartier ;
40Alidor a mon cœur, et l’aura tout entier ;
En aimer deux, c’est être à tous deux infidèle.

PHYLIS.

Qu’Alidor seul te rende à tout autre cruelle,
C’est avoir pour le reste un cœur trop endurci.

ANGÉLIQUE.

Pour aimer comme il faut, il faut aimer ainsi.

PHYLIS.

45Dans l’obstination où je te vois réduite,
J’admire ton amour, et ris de ta conduite.
Fasse état qui voudra de ta fidélité,
Je ne me pique point de cette vanité ;
Et l’exemple d’autrui m’a trop fait reconnoître[2]
50Qu’au lieu d’un serviteur c’est accepter un maître.
Quand on n’en souffre qu’un, qu’on ne pense qu’à lui,
Tous autres entretiens nous donnent de l’ennui ;
Il nous faut de tout point vivre à sa fantaisie,
Souffrir de son humeur, craindre sa jalousie,

  1. Var. Vois-tu, j’aime Alidor, et cela c’est tout dire. (1637-57)
  2. Var. On a peu de plaisirs quand un seul les fait naître :
    Au lieu d’un serviteur, c’est accepter un maître.
    Dans les soins éternels de ne plaire qu’à lui,
    Cent plus honnêtes gens nous donnent de l’ennui. (1637)