Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 2.djvu/246

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Scène III.

CLÉANDRE.

Que je dois bien faire pitié
De souffrir les rigueurs d’un sort si tyrannique !
145J’aime Alidor, j’aime Angélique ;
Mais l’amour cède à l’amitié,
Et jamais on n’a vu sous les lois d’une belle[1]
D’amant si malheureux, ni d’ami si fidèle.

Ma bouche ignore mes desirs,
150Et de peur de se voir trahi par imprudence,
Mon cœur n’a point de confidence
Avec mes yeux ni mes soupirs :
Tous mes vœux sont muets, et l’ardeur de ma flamme[2]
S’enferme tout entière au-dedans de mon âme.

155Je feins d’aimer en d’autres lieux ;
Et pour en quelque sorte alléger mon supplice,
Je porte du moins mon service
À celle qu’elle aime le mieux.
Phylis, à qui j’en conte, a beau faire la fine ;
160Son plus charmant appas[3], c’est d’être sa voisine.

Esclave d’un œil si puissant,
Jusque-là seulement me laisse aller ma chaîne,
Trop récompensé, dans ma peine,
D’un de ses regards en passant.
165Je n’en veux à Phylis que pour voir Angélique,
Et mon feu, qui vient d’elle, auprès d’elle s’explique.

  1. Var. Et l’on n’a jamais vu sous les lois d’une belle. (1637-57)
  2. Var. Mes vœux pour sa beauté sont muets, et ma flamme,
    Non plus que son objet, ne sort point de mon âme. (1637-57)
  3. Corneille ne distingue pas par l’orthographe appât (appâts) et appas, dont nous faisons deux mots. Il écrit appas dans tous les sens, tant au singulier qu’au pluriel.