Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/142

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Mon âme avec plaisir te destinoit ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que ta haute vertu répond à mon estime ;
Et que voulant pour gendre un cavalier parfait[1],
Je ne me trompois point au choix que j’avois fait ;
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivroit cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire[2].
On te croirait toujours abattu sans effort ;
Et j’aurois seulement le regret de ta mort.

Don Rodrigue.

D’une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie ?

Le Comte.

Retire-toi d’ici.

Don Rodrigue.

Retire-toi d’ici. Marchons sans discourir.

Le Comte.

Es-tu si las de vivre ?

  1. Var. Et que voulant pour gendre un chevalier parfait.
    (1637 in-4o, 38 P., 39 et 44.)
  2. Corneille se rappelle sans doute ici ce passage de Sénèque : « Ignominiam judicat gladiator cum inferiore componi, et scit eum sine gloria vinci qui sine periculo vincitur. » (De Providentia, cap. III.) Plus tard, dans son Arminius, représenté en 1642, et imprimé seulement en 1644, Scudéry a reproduit presque textuellement (acte I, scène III) le vers de Corneille :

    Les lâches seulement dérobent la victoire,
    Et vaincre saus péril seroit vaincre sans gloire ;


    et par une singulière erreur, plusieurs critiques, confondant les dates, ont voulu, à cette occasion, faire de Corneille un plagiaire de Scudéry.