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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/239

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L’inconvénient de l’argumentation oratoire, par laquelle Corneille ressemble souvent à Euripide, sans l’imiter, paraît mieux encore dans la discussion suivante, où Rodrigue veut prouver que Chimène doit le tuer, tandis que son amante veut éluder cette preuve. L’espagnol n’avait fait que glisser sur ce conflit ; mais quiconque a lu et relu de telles scènes, sait quel est le privilège de notre Corneille, d’être réellement grand, émouvant et sublime, à travers toutes ses exagérations d’emphase et de dialectique[1].

Désormais nous ne trouverons plus les deux poëtes aussi près l’un de l’autre, si ce n’est dans une seule scène, qui suit immédiatement celle-ci dans la deuxième journée, et qui terminera notre troisième acte. Aussi, au delà, nous contenterons-nous de parcourir la fable, ou, si l’on veut, l’histoire de Castro, en observant que Corneille n’y emprunte plus quve quelques circonstances, et qu’il en omet et dénature un bien plus grand nombre.

Scène IIIe. Un lieu désert, la nuit (près de Burgos). Cet endroit écarté devait être absolument indiqué aux spectateurs de Corneille, quoiqu’il ne veuille en aucune manière violer ouvertement la règle, ou que du moins il suppose ce lieu dans l’enceinte même de Séville. Tout cela est mieux motivé dans l’espagnol. Il est naturel que Rodrigue ait à se cacher après une telle affaire, que son père soit convenu avec lui d’un lieu de rendez-vous pour aviser aux conséquences. Une louable intention de variété a fait composer ce monologue et le bel entretien qui suit en grands vers hendécasyllabes à triples rimes croisées, comme le capitolo de Dante par exemple. Ce mode, traité avec aisance et fermeté, se rapproche sensiblement de la grandeur du mode cornélien.

Corneille imite de près le ton inquiet du vieux père qui attend son fils. Il aurait même pu citer, en regard de ces vers :


« À toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre,

Je pense l’embrasser, et n’embrasse qu’une ombre[2], »


les vers de Castro :


Voy abrazando sombras descompuesto

entre la obscura noche que ha cerrado ;


et en regard de celui-ci :


« Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison[3], »

Si es muerto, herido, ó preso ? Ay, cielo santo !
  1. Corneille, dans l’Examen du Cid (voyez ci-dessus, p. 94 et 95), fait sur cette scène et sur la première du cinquième acte, qui en est comme une variation, des réflexions candides et sages dont nous recommandons la lecture.
  2. 2. Acte III, scène v, vers 1013 et 1014.
  3. Ibidem, vers 1020.