Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/423

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Ôtez-lui les moyens de se plus diviser.
Sylla, quittant la place enfin bien usurpée,
N’a fait qu’ouvrir le champ à César et Pompée,
Que le malheur des temps ne nous eût pas fait voir[1],595
S’il eût dans sa famille assuré son pouvoir.
Qu’a fait du grand César le cruel parricide,
Qu’élever contre vous Antoine avec Lépide,
Qui n’eussent pas détruit Rome par les Romains,
Si César eût laissé l’empire entre vos mains ?600
Vous la replongerez, en quittant cet empire,
Dans les maux dont à peine encore elle respire,
Et de ce peu, Seigneur, qui lui reste de sang,
Une guerre nouvelle épuisera son flanc.
Que l’amour du pays, que la pitié vous touche ;605
Votre Rome à genoux vous parle par ma bouche.
Considérez le prix que vous avez coûté :
Non pas qu’elle vous croie avoir trop acheté ;
Des maux qu’elle a soufferts elle est trop bien payée[2] ;
Mais une juste peur tient son âme effrayée : 610
Si, jaloux de son heur, et las de commander,
Vous lui rendez un bien qu’elle ne peut garder,
S’il lui faut à ce prix en acheter un autre,
Si vous ne préférez son intérêt au vôtre,
Si ce funeste don la met au désespoir,615
Je n’ose dire ici ce que j’ose prévoir.
Conservez-vous, seigneur, en lui laissant un maître[3]

  1. Var. Que le malheur du temps ne nous eût pas fait voir. (1643 in-4o)
  2. C’est une flatterie semblable à celle que Lucain (Pharsale, livre I, vers 37 et 38) adresse à Néron :
    Jam nihil, o Superi, querimur : scelera ipsa nefasque
    Hac mercede placent.
    « Nous ne nous plaignons plus de rien, ô Dieux : les forfaits mêmes et le crime nous plaisent à ce prix. »
  3. Var. Conservez-vous, Seigneur, lui conservant un maître. (1643-56)