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Vous ne douteriez plus si son cœur est atteint :
Toute nuit il soupire, il gémit, il se plaint.

Lucrèce
Pour apaiser les maux que cause cette plainte,
Donne-lui de l’espoir avec beaucoup de crainte,
Et sache entre les deux toujours le modérer,
Sans m’engager à lui, ni le désespérer.

Clarice, Lucrèce, Sabine.


Clarice
Il t’en veut tout de bon, et m’en voilà défaite,
Mais je souffre aisément la perte que j’ai faite :
Alcippe la répare, et son père est ici.

Lucrèce
Te voilà donc bientôt quitte d’un grand souci.

Clarice
M’en voilà bientôt quitte ; et toi, te voilà prête
À t’enrichir bientôt d’une étrange conquête.
Tu sais ce qu’il m’a dit.

Sabine
Tu sais ce qu’il m’a dit. S’il vous mentait alors,
À présent, il dit vrai ; j’en réponds corps pour corps.

Clarice
Peut-être qu’il le dit, mais c’est un grand peut-être.

Lucrèce
Dorante est un grand fourbe, et nous l’a fait connaître,
Mais s’il continuait encore à m’en conter,
Peut-être avec le temps il me ferait douter.

Clarice
Si tu l’aimes, du moins, étant bien avertie,
Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie.

Lucrèce
C’en est trop ; et tu dois seulement présumer
Que je penche à le croire, et non pas à l’aimer.

Clarice
De le croire à l’aimer la distance est petite :
Qui fait croire ses feux fait croire son mérite ;
Ces deux points en amour se suivent de si près,
Que qui se croit aimée aime bientôt après.

Lucrèce
La curiosité souvent dans quelques âmes
Produit le même effet que produiraient des flammes.

Clarice
Je suis prête à le croire afin de t’obliger.

Sabine
Vous me feriez ici toutes deux enrager.
Voyez qu’il est besoin de tout ce badinage !
Faites moins la sucrée, et changez de langage,
Ou vous n’en casserez, ma foi, que d’une dent.

Lucrèce
Laissons là cette folle, et dis-moi cependant,
Quand nous le vîmes hier dedans les Tuileries,
Qu’il te conta tant de galanteries,
Il fut, ou je me trompe, assez bien écouté.
Était-ce amour alors, ou curiosité ?

Clarice
Curiosité pure, avec dessein de rire
De tous les compliments qu’il aurait pu me dire.

Lucrèce
Je fais de ce billet même chose à mon tour.
Je l’ai pris, je l’ai lu, mais le tout sans amour :
Curiosité pure, avec dessein de rire
De tous les compliments qu’il aurait pu m’écrire.

Clarice
Ce sont deux que de lire, et d’avoir écouté ;
L’une est grande faveur ; l’autre, civilité ;
Mais trouves-y ton compte, et j’en serai ravie ;
En l’état où je suis, j’en parle sans envie.

Lucrèce
Sabine lui dira que je l’ai déchiré.

Clarice
Nul avantage ainsi n’en peut être tiré.
Tu n’es que curieuse.

Lucrèce
Tu n’es que curieuse. Ajoute : à ton exemple.

Clarice
Soit. Mais il est saison que nous allions au temple.

Lucrèce, à Clarice.
Allons.
À Sabine.
Allons. Si tu le vois, agis comme tu sais.

Sabine
Ce n’est pas sur ce coup que je fais mes essais :
Je connais à tous deux où tient la maladie,
Et le mal sera grand si je n’y remédie.
Mais sachez qu’il est homme à prendre sur le vert.

Lucrèce
Je te croirai.

Sabine
Je te croirai. Mettons cette pluie à couvert.

ACTE V


Scène première

Géronte, Philiste.


Géronte
Je ne pouvais avoir rencontre plus heureuse
Pour satisfaire ici mon humeur curieuse :
Vous avez feuilleté le Digeste à Poitiers,
Et vu, comme mon fils, les gens de ces quartiers.
Ainsi vous me pouvez facilement apprendre
Quelle est et la famille, et le bien de Pyrandre.

Philiste
Quel est-il, ce Pyrandre ?

Géronte
Quel est-il, ce Pyrandre ? Un de leurs citoyens,
Noble, à ce qu’on m’a dit, mais un peu mal en biens.

Philiste
Il n’est dans tout Poitiers bourgeois ni gentilhomme
Qui, si je m’en souviens, de la sorte se nomme.

Géronte
Vous le connaîtrez mieux peut-être à l’autre nom :
Ce Pyrandre s’appelle autrement Armédon.

Philiste
Aussi peu l’un que l’autre.

Géronte
Aussi peu l’un que l’autre. Et le père d’Orphise,
Cette rare beauté qu’en ces lieux même on prise ?
Vous connaissez le nom de cet objet charmant
Qui fait de ces cantons le plus digne ornement.

Philiste
Croyez que cette Orphise, Armédon, et Pyrandre
Sont gens dont à Poitiers on ne peut rien apprendre ;
S’il vous faut sur ce point encor quelque garant…

Géronte
En faveur de mon fils vous faites l’ignorant,
Mais je ne sais que trop qu’il aime cette Orphise
Et qu’après les douceurs d’une longue hantise,
On l’a seul dans sa chambre avec elle trouvé,
Que par son pistolet un désordre arrivé
L’a forcé sur-le-champ d’épouser cette belle ;
Je sais tout : et de plus ma bonté paternelle
M’a fait y consentir, et votre esprit discret
N’a plus d’occasion de m’en faire un secret.

Philiste
Quoi ! Dorante a fait donc un secret mariage ?

Géronte
Et, comme je suis bon, je pardonne à son âge.

Philiste
Qui vous l’a dit ?

Géronte
Qui vous l’a dit ? Lui-même.

Philiste
Qui vous l’a dit ? Lui-même. Ah ! Puisqu’il vous l’a dit,
Il vous fera du reste un fidèle récit ;
Il en sait mieux que moi toutes les circonstances.
Non qu’il vous faille en prendre aucunes défiances,
Mais il a le talent de bien imaginer,
Et moi, je n’eus jamais celui de deviner.

Géronte
Vous me feriez par là soupçonner son histoire.

Philiste
Non, sa parole est sûre, et vous pouvez l’en croire !
Mais il nous servit hier d’une collation
Qui partait d’un esprit de grande invention,
Et, si ce mariage est de même méthode,
La pièce est fort complète, et des plus à la mode.

Géronte
Prenez-vous du plaisir à me mettre en courroux ?

Philiste
Ma foi, vous en tenez aussi bien comme nous ;
Et, pour vous en parler avec toute franchise,
Si vous n’avez jamais pour bru que cette Orphise,
Vos chers collatéraux s’en trouveront fort bien.
Vous m’entendez. Adieu : je ne vous dis plus rien.


Scène II

Géronte.


Géronte
Ô vieillesse facile ! Ô jeunesse impudente !
Ô de mes cheveux gris honte trop évidente !
Est-il dessous le ciel père plus malheureux ?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux ?
Dorante n’est qu’un fourbe, et cet ingrat que j’aime,
Après m’avoir fourbé, me fait fourber moi-même,
Et d’un discours en l’air qu’il forge en imposteur,
Il me fait le trompette et le second auteur !
Comme si c’était peu pour mon reste de vie
De n’avoir à rougir que de son infamie,
L’infâme, se jouant de mon trop de bonté,
Me fait encor rougir de ma crédulité !


Scène III

Géronte, Dorante, Cliton.


Géronte
Êtes-vous gentilhomme ?

Dorante, à part.
Êtes-vous gentilhomme ? Ah ! rencontre fâcheuse !
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.

Géronte
Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?

Dorante
Avec toute la France aisément je le crois.

Géronte
Et ne savez-vous point avec toute la France
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à moi fait passer dans leur sang ?

Dorante
J’ignorerais un point que n’ignore personne,
Que la vertu l’acquiert, comme le sang le donne.

Géronte
Où le sang a manqué, si la vertu l’acquiert,
Où le sang l’a donné, le vice aussi le perd.
Ce qui nait d’un moyen périt par son contraire :
Tout ce que l’un a fait, l’autre peut le défaire,
Et, dans la lâcheté du vice où je te voi,
Tu n’es plus gentilhomme, étant sorti de moi.

Dorante
Moi ?

Géronte
Moi ? Laisse-moi parler, toi, de qui l’imposture
Souille honteusement ce don de la nature.
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,