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mes idées étaient confuses ; cet ouvrage vint les fixer. Le dialogue me fit voir comment causaient les honnêtes gens ; la grâce et l’esprit de Dorante m’apprirent qu’il fallait toujours choisir un héros de bon ton ; le sang-froid avec lequel il débite ses faussetés me montra comment il fallait établir un caractère ; la scène où il oublie lui-même le nom supposé qu’il s’est donné m’éclaira sur la bonne plaisanterie ; et celle où il est obligé de se battre, par suite de ses mensonges, me prouva que toutes les comédies ont besoin d’un but moral. Enfin, sans le Menteur, j’aurais sans doute fait quelques pièces d’intrigue, l’Étourdi, le Dépit amoureux ; mais peut-être n’aurais-je pas fait le Misanthrope, — Embrassez-moi, dit Despréaux : voilà un aveu qui vaut la meilleure comédie. »

Cet hommage rendu par Molière à Corneille peut nous dispenser de tout commentaire élogieux.


ÉMILE DE LA BÉDOLLIÈRE.





LE MENTEUR.




PERSONNAGES

Géronte, père de Dorante.

Dorante, fils de Géronte.

Alcippe, ami de Dorante et amant de Clarice.

Philiste, ami de Dorante et d’Alcippe.

Clarice, maîtresse d’Alcippe.

Lucrèce, amie de Clarice.

Isabelle, suivante de Clarice.

Sabine, femme de chambre de Lucrèce.

Cliton, valet de Dorante.

Lycas, valet d’Alcippe.


La scène est à Paris.


ACTE PREMIER


Scène I.

DORANTE, CLITON.
Dorante.

À la fin j’ai quitté la robe pour l’épée :
L’attente où j’ai vécu n’a point été trompée ;
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et je fais banqueroute à ce fatras de lois.
Mais, puisque nous voici dedans les Tuileries,
Le pays du beau monde et des galanteries,
Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier ?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l’écolier ?
Comme il est malaisé qu’aux royaumes du code
On apprenne à se faire un visage à la mode,
J’ai lieu d’appréhender…

Cliton.

J’ai lieu d’appréhender… Ne craignez rien pour vous :
Vous ferez en une heure ici mille jaloux.
Ce visage et ce port n’ont point l’air de l’école ;
Et jamais comme vous on ne peignit Barthole :
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris.
Mais que vous semble encor maintenant de Paris ?

Dorante.

J’en trouve l’air bien doux, et cette loi bien rude
Qui m’en avait banni sous prétexte d’étude.
Toi, qui sais les moyens de s’y bien divertir,
Ayant eu le bonheur de n’en jamais sortir,
Dis-moi comme en ce lieu l’on gouverne les dames.

Cliton.

C’est là le plus beau soin qui vienne aux belles âmes,
Disent les beaux esprits. Mais, sans faire le fin,
Vous avez l’appétit ouvert de bon matin !
D’hier au soir seulement vous êtes dans la ville,
Et vous vous ennuyez déjà d’être inutile !
Votre humeur sans emploi ne peut passer un jour !
Et déjà vous cherchez à pratiquer l’amour !
Je suis auprès de vous en fort bonne posture
De passer pour un homme à donner tablature,
J’ai la taille d’un maître en ce noble métier,
Et je suis, tout au moins, l’intendant du quartier.

Dorante.

Ne t’effarouche point : je ne cherche, à vrai dire,
Que quelque connaissance où l’on se plaise à rire,
Qu’on puisse visiter par divertissement,
Où l’on puisse en douceur couler quelque moment.
Pour me connaître mal, tu prends mon sens à gauche.

Cliton.

J’entends ; vous n’êtes pas un homme de débauche,
Et tenez celles-là trop indignes de vous,
Que le son d’un écu rend traitables à tous :
Aussi que vous cherchiez de ces sages coquettes
Où peuvent tous venants débiter leurs fleurettes,
Mais qui ne font l’amour que de babil et d’yeux,
Vous êtes d’encolure à vouloir un peu mieux.
Loin de passer son temps, chacun le perd chez elles ;
Et le jeu, comme on dit, n’en vaut pas les chandelles.
Mais ce serait pour vous un bonheur sans égal
Que ces femmes de bien qui se gouvernent mal,
Et de qui la vertu, quand on leur fait service,
N’est pas incompatible avec un peu de vice.
Vous en verrez ici de toutes les façons.
Ne me demandez point cependant de leçons ;
Ou je me connais mal à voir votre visage,
Ou vous n’en êtes pas à votre apprentissage :
Vos lois ne réglaient pas si bien tous vos desseins
Que vous eussiez toujours un portefeuille aux mains.

Dorante.

À ne rien déguiser, Cliton, je te confesse
Qu’à Poitiers j’ai vécu comme vit la jeunesse ;
J’étais en ces lieux-là de beaucoup de métiers :
Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers.
Le climat différent veut une autre méthode :
Ce qu’on admire ailleurs est ici hors de mode ;
La diverse façon de parler et d’agir
Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir.
Chez les provinciaux on prend ce qu’on rencontre ;
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre :
Mais il faut à Paris bien d’autres qualités ;
On ne s’éblouit point de ces fausses clartés ;
Et tant d’honnêtes gens que l’on y voit ensemble,
Font qu’on est mal reçu si l’on ne leur ressemble.

Cliton.

Connaissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés :
L’effet n’y répond pas toujours à l’apparence ;
On s’y laisse duper autant qu’en lieu de France ;
Et, parmi tant d’esprits plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu’ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte ;
Et dans toute la France il est fort peu d’endroits
Dont il n’ait le rebut aussi bien que le choix.
Comme on s’y connaît mal, chacun s’y fait de mise,
Et vaut communément autant comme il se prise :
De bien pires que vous s’y font assez valoir.
Mais pour venir au point que vous voulez savoir,
Êtes-vous libéral ?

Dorante.

Êtes-vous libéral ? Je ne suis point avare.

Cliton.

C’est un secret d’amour et bien grand et bien rare :
Mais il faut de l’adresse à le bien débiter ;
Autrement on s’y perd au lieu d’en profiter.
Tel donne à pleines mains qui n’oblige personne :
La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne.
L’un perd exprès au jeu son présent déguisé ;
L’autre oublie un bijou qu’on aurait refusé.
Un lourdaud libéral, auprès d’une maîtresse,
Semble donner l’aumône alors qu’il fait largesse ;
Et d’un tel contre-temps il fait tout ce qu’il fait,
Que quand il tâche à plaire il offense en effet.

Dorante.

Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames,
Et me dis seulement si tu connais ces dames.

Cliton.

Non : Cette marchandise est de trop bon aloi ;
Ce n’est point là gibier à des gens comme moi.
Il est aisé pourtant d’en savoir des nouvelles,
Et bientôt leur cocher m’en dira des plus belles.

Dorante.

Penses-tu qu’il t’en die ?

Cliton.

Penses-tu qu’il t’en die ? Assez pour en mourir :
Puisque c’est un cocher, il aime à discourir.



Scène II

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE.
Clarice, faisant un faux pas, et comme se laissant choir.

Hai !