Puisqu’il me donne lieu de ce petit service ;
Et c’est pour moi, madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main.
L’occasion ici fort peu vous favorise,
Et ce faible bonheur ne vaut pas qu’on le prise.
Il est vrai, je le dois tout entier au hasard ;
Mes soins ni vos désirs n’y prennent point de part ;
Et sa douceur, mêlée avec cette amertume,
Ne me rend pas le sort plus doux que de coutume,
Puisque enfin ce bonheur, que j’ai si fort prisé,
À mon peu de mérite eût été refusé.
S’il a perdu sitôt ce qui pouvait vous plaire,
Je veux être à mon tour d’un sentiment contraire,
Et crois qu’on doit trouver plus de félicité
À posséder un bien sans l’avoir mérité.
J’estime plus un don qu’une reconnaissance :
Qui nous donne fait plus que qui nous récompense ;
Et le plus grand bonheur au mérite rendu
Ne fait que nous payer de ce qui nous est dû.
La faveur qu’on mérite est toujours achetée ;
L’heur en croit d’autant plus, moins elle est méritée ;
Et le bien où sans peine elle fait parvenir
Par le mérite à peine aurait pu s’obtenir.
Aussi ne croyez pas que jamais je prétende
Obtenir par mérite une faveur si grande.
J’en sais mieux le haut prix ; et mon cœur amoureux,
Moins il s’en connaît digne, et plus s’en tient heureux.
On me l’a pu toujours dénier sans injure ;
Et si, la recevant, ce cœur même en murmure,
Il se plaint du malheur de ses félicités,
Que le hasard lui donne, et non vos volontés.
Un amant a fort peu de quoi se satisfaire
Des faveurs qu’on lui fait sans dessein de les faire :
Comme l’intention seule en forme le prix,
Assez souvent sans elle on les joint au mépris.
Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme
D’une main qu’on me donne en me refusant l’âme.
Je la tiens, je la touche, et je la touche en vain,
Si je ne puis toucher le cœur avec la main.
Cette flamme, Monsieur, est pour moi fort nouvelle,
Puisque j’en viens de voir la première étincelle.
Si votre cœur ainsi s’embrase en un moment,
Le mien ne sut jamais brûler si promptement :
Mais peut-être, à présent que j’en suis avertie,
Le temps donnera place à plus de sympathie.
Confessez cependant qu’à tort vous murmurez
Du mépris de vos feux, que j’avais ignorés.
Scène III
C’est l’effet du malheur qui partout m’accompagne.
Depuis que j’ai quitté les guerres d’Allemagne,
C’est-à-dire du moins depuis un an entier,
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier ;
Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades ;
Vous n’avez que de moi reçu des sérénades,
Et je n’ai pu trouver que cette occasion
À vous entretenir de mon affection.
Quoi ! Vous avez donc vu l’Allemagne et la guerre ?
Je m’y suis fait quatre ans, craindre comme un tonnerre.
Que lui va-t-il conter ?
Il ne s’est fait combats, ni siéges importants,
Nos armes n’ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n’ait eu bonne part à la gloire,
Mes faits par la gazette en tous lieux divulgués…
Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez ?
Tais-toi.
Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable ;
Vous en revîntes hier.
Mon nom dans nos succès s’était mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d’injustice ;
Et je suivrais encore un si noble exercice,
N’était que, l’autre hiver, faisant ici ma cour,
Je vous vis, et je fus retenu par l’amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes ;
Je me fis prisonnier de tant d’aimables charmes,
Je leur livrai mon âme, et ce cœur généreux
Dès ce premier moment oublia tout pour eux.
Vaincre dans les combats, commander dans l’armée,
De mille exploits fameux enfler ma renommée,
Et tous ces nobles soins qui m’avaient su ravir,
Cédèrent aussitôt à ceux de vous servir.
Madame, Alcippe vient ; il aura de l’ombrage.
Nous en saurons, Monsieur, quelque jour davantage :
Adieu.
Nous n’avons pas loisir d’un plus long entretien ;
Et, malgré la douceur de me voir cajolée,
Il faut que nous fassions seules deux tours d’allée.
Cependant accordez à mes vœux innocents
La licence d’aimer des charmes si puissants.
Un cœur qui veut aimer, et qui sait comme on aime,
N’en demande jamais licence qu’à soi-même.
Scène IV
Suis-les, Cliton.
La langue du cocher a fait tout son devoir :
"La plus belle des deux, dit-il, est ma maîtresse,
Elle loge à la Place, et son nom est Lucrèce."
Quelle place ?
Il n’en sait pas le nom, mais j’en prendrai souci.
Ne te mets point, Cliton, en peine de l’apprendre.
Celle qui m’a parlé, celle qui m’a su prendre,
C’est Lucrèce, ce l’est sans aucun contredit ;
Sa beauté m’en assure, et mon cœur me le dit.
Quoique mon sentiment doive respect au vôtre,
La plus belle des deux, je crois que ce soit l’autre.
Quoi ! Celle qui s’est tue et qui, dans nos propos,
N’a jamais eu l’esprit de mêler quatre mots ?
Monsieur, quand une femme a le don de se taire,
Elle a des qualités au-dessus du vulgaire :
C’est un effort du ciel qu’on a peine à trouver ;
Sans un petit miracle il ne peut l’achever,
Et la nature souffre extrême violence
Lorsqu’il en fait d’humeur à garder le silence.
Pour moi, jamais l’amour n’inquiète mes nuits ;
Et, quand le cœur m’en dit, j’en prends par où je puis :
Mais, naturellement, femme qui se peut taire
A sur moi tel pouvoir et tel droit de me plaire,
Qu’eût-elle en vrai magot tout le corps fagoté,
Je lui voudrais donner le prix de la beauté.
C’est elle assurément qui s’appelle Lucrèce ;
Cherchez un autre nom pour l’objet qui vous blesse.
Ce n’est point là le sien ; celle qui n’a dit mot,
Monsieur, c’est la plus belle, ou je ne suis qu’un sot.
Je t’en crois, sans jurer avec tes incartades.
Mais voici les plus chers de mes vieux camarades :
Ils semblent étonnés, à voir leur action.
Scène V
Quoi ! Sur l’eau la musique, et la collation ?
Oui, la collation avecque la musique.
Hier au soir ?
Et par qui ?
Que mon bonheur est grand de vous revoir ici !
Le mien est sans pareil, puisque je vous embrasse.
J’ai rompu vos discours d’assez mauvaise grâce ;
Vous le pardonnerez à l’aise de vous voir.
Avec nous, de tout temps, vous avez tout pouvoir.
Mais de quoi parliez-vous ?
D’amour ?
Et souffrez qu’à ce mot ma curiosité
Vous demande sa part de cette nouveauté.
On dit qu’on a donné musique à quelque dame.
Sur l’eau ?
Quelquefois.