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Ce que vous m’ordonnez est la même justice,
Et comme c’est à nous à subir votre loi,
Je reviens tout à l’heure, et Dorante avec moi.
Je le tiendrai longtemps dessous votre fenêtre,
Afin qu’avec loisir vous puissiez le connaître,
Examiner sa taille, et sa mine, et son air,
Et voir quel est l’époux que je vous veux donner.
Il vint hier de Poitiers, mais il sent peu l’école,
Et si l’on pouvait croire un père à sa parole,
Quelque écolier qu’il soit, je dirais qu’aujourd’hui
Peu de nos gens de cour sont mieux taillés que lui ;
Mais vous en jugerez après la voix publique.
Je cherche à l’arrêter, parce qu’il m’est unique,
Et je brûle surtout de le voir sous vos lois.

Clarice
Vous m’honorez beaucoup d’un si glorieux choix.
Je l’attendrai, Monsieur, avec impatience,
Et je l’aime déjà sur cette confiance.


Scène II

Isabelle, Clarice.


Isabelle
Ainsi vous le verrez, et sans vous engager.

Clarice
Mais pour le voir ainsi qu’en pourrai-je juger ?
J’en verrai le dehors, la mine, l’apparence ;
Mais du reste, Isabelle, où prendre l’assurance ?
Le dedans paraît mal en ces miroirs flatteurs :
Les visages souvent sont de doux imposteurs.
Que de défauts d’esprit se couvrent de leurs grâces !
Et que de beaux semblants cachent des âmes basses !
Les yeux en ce grand choix ont la première part,
Mais leur déférer tout, c’est tout mettre au hasard ;
Qui veut vivre en repos ne doit pas leur déplaire,
Mais, sans leur obéir, il doit les satisfaire,
En croire leur refus, et non pas leur aveu,
Et sur d’autres conseils laisser naître son feu.
Cette chaîne, qui dure autant que notre vie,
Et qui devrait donner plus de peur que d’envie,
Si l’on n’y prend bien garde, attache assez souvent
Le contraire au contraire, et le mort au vivant.
Et pour moi, puisqu’il faut qu’elle me donne un maître,
Avant que l’accepter, je voudrais le connaître,
Mais connaître dans l’âme.

Isabelle
Mais connaître dans l’âme. Eh bien ! Qu’il parle à vous.

Clarice
Alcippe le sachant en deviendrait jaloux.

Isabelle
Qu’importe qu’il le soit, si vous avez Dorante ?

Clarice
Sa perte ne m’est pas encore indifférente,
Et l’accord de l’hymen entre nous concerté,
Si son père venait, serait exécuté.
Depuis plus de deux ans, il promet et diffère :
Tantôt c’est maladie, et tantôt quelque affaire,
Le chemin est mal sûr, ou les jours sont trop courts,
Et le bonhomme enfin ne peut sortir de Tours.
Je prends tous ces délais pour une résistance
Et ne suis pas d’humeur à mourir de constance.
Chaque moment d’attente ôte de notre prix,
Et fille qui vieillit tombe dans le mépris ;
C’est un nom glorieux qui se garde avec honte,
Sa défaite est fâcheuse à moins que d’être prompte ;
Le temps n’est pas un dieu qu’elle puisse braver,
Et son honneur se perd à le trop conserver.

Isabelle
Ainsi vous quitteriez Alcippe pour un autre
De qui l’humeur aurait de quoi plaire à la vôtre ?

Clarice
Oui, je le quitterais. Mais pour ce changement
Il me faudrait en main avoir un autre amant,
Savoir qu’il me fût propre, et que son hyménée
Dût bientôt à la sienne unir ma destinée.
Mon humeur sans cela ne s’y résout pas bien,
Car Alcippe, après tout, vaut toujours mieux que rien :
Son père peut venir, quelque longtemps qu’il tarde.

Isabelle
Pour en venir à bout sans que rien s’y hasarde,
Lucrèce est votre amie et peut beaucoup pour vous :
Elle n’a point d’amant à devenir jaloux ;
Qu’elle écrive à Dorante, et lui fasse paraître
Qu’elle veut cette nuit le voir par la fenêtre ;
Comme il est jeune encore, on l’y verra voler,
Et là, sous ce faux nom, vous pourrez lui parler,
Sans qu’Alcippe jamais en découvre l’adresse,
Ni que lui-même pense à d’autres qu’à Lucrèce.

Clarice
L’invention est belle, et Lucrèce aisément
Se résoudra pour moi d’écrire un compliment.
J’admire ton adresse à trouver cette ruse.

Isabelle
Puis-je vous dire encor que, si je ne m’abuse,
Tantôt cet inconnu ne vous déplaisait pas ?

Clarice
Ah ! Bon Dieu ! Si Dorante avait autant d’appas,
Que d’Alcippe aisément il obtiendrait la place !

Isabelle
Ne parlez point d’Alcippe : il vient.

Clarice
Ne parlez point d’Alcippe : il vient. Qu’il m’embarrasse !
Va pour moi chez Lucrèce, et lui dis mon projet,
Et tout ce qu’on peut dire en un pareil sujet.


Scène III

Clarice, Alcippe.


Alcippe
Ah ! Clarice ! Ah ! Clarice ! Inconstante ! Volage !

Clarice
Aurait-il deviné déjà ce mariage ?
Alcippe, qu’avez-vous ? Qui vous fait soupirer ?

Alcippe
Ce que j’ai, déloyale ! Et peux-tu l’ignorer ?
Parle à ta conscience, elle devrait t’apprendre…

Clarice
Parlez un peu plus bas, mon père va descendre.

Alcippe
Ton père va descendre, âme double et sans foi !
Confesse que tu n’as un père que pour moi.
La nuit, sur la rivière…

Clarice
La nuit, sur la rivière… Eh bien ! Sur la rivière ?
La nuit ? quoi ? qu’est-ce enfin ?

Alcippe
La nuit ? quoi ? qu’est-ce enfin ? Oui, la nuit tout entière !

Clarice
Après ?

Alcippe
Après ? Quoi ! Sans rougir !…

Clarice
Après ? Quoi ! Sans rougir !… Rougir ? À quel propos ?

Alcippe
Tu ne meurs pas de honte, entendant ces deux mots !

Clarice
Mourir pour les entendre ! Et qu’ont-ils de funeste ?

Alcippe
Tu peux donc les ouïr, et demander le reste ?
Ne saurais-tu rougir si je ne te dis tout ?

Clarice
Quoi, tout ?

Alcippe
Quoi, tout ? Tes passe-temps, de l’un à l’autre bout.

Clarice
Je meure, en vos discours si je puis rien comprendre !

Alcippe
Quand je te veux parler, ton père va descendre,
Il t’en souvient alors ; le tour est excellent !
Mais pour passer la nuit auprès de ton galant…

Clarice
Alcippe, êtes-vous fol ?

Alcippe
Alcippe, êtes-vous fol ? Je n’ai plus lieu de l’être,
À présent que le ciel me fait te mieux connaître.
Oui, pour passer la nuit en danses et festin,
Être avec ton galant du soir jusqu’au matin
(Je ne parle que d’hier), tu n’as point lors de père.

Clarice
Rêvez-vous ? Raillez-vous ? Et quel est ce mystère ?

Alcippe
Ce mystère est nouveau, mais non pas fort secret.
Choisis une autre fois un amant plus discret :
Lui-même, il m’a tout dit.

Clarice
Lui-même, il m’a tout dit. Qui, lui-même ?

Alcippe
Lui-même, il m’a tout dit. Qui, lui-même ? Dorante.

Clarice
Dorante !

Alcippe
Dorante ! Continue, et fais bien l’ignorante.

Clarice
Si je le vis jamais, et si je le connoi… !

Alcippe
Ne viens-je pas de voir son père avecque toi ?
Tu passes, infidèle, âme ingrate et légère,
La nuit avec le fils, le jour avec le père !

Clarice
Son père de vieux temps est grand ami du mien.

Alcippe
Cette vieille amitié faisait votre entretien ?
Tu te sens convaincue, et tu m’oses répondre !
Te faut-il quelque chose encor pour te confondre ?

Clarice
Alcippe, si je sais quel visage a le fils…

Alcippe
La nuit était fort noire alors que tu le vis.
Il ne t’a pas donné quatre chœurs de musique,
Une collation superbe et magnifique,
Six services de rang, douze plats à chacun ?
Son entretien alors t’était fort importun ?
Quand ses feux d’artifice éclairaient le rivage,
Tu n’eus pas le loisir de le voir au visage ?
Tu n’as pas avec lui dansé jusques au jour ?
Et tu ne l’as pas vu pour le moins au retour ?
T’en ai-je dit assez ? Rougis, et meurs de honte !

Clarice
Je ne rougirai point pour le récit d’un conte.

Alcippe
Quoi ! je suis donc un fourbe, un bizarre, un jaloux !

Clarice
Quelqu’un a pris plaisir à se jouer de vous,
Alcippe, croyez-moi.

Alcippe
Alcippe, croyez-moi. Ne cherche point d’excuses,
Je connais tes détours, et devine tes ruses.
Adieu, suis ton Dorante, et l’aime désormais ;
Laisse en repos Alcippe et n’y pense jamais.

Clarice
Écoutez quatre mots.

Alcippe
Écoutez quatre mots. Ton père va descendre.

Clarice
Non, il ne descend point, et ne peut nous entendre,
Et j’aurai tout loisir de vous désabuser.

Alcippe
Je ne t’écoute point, à moins que m’épouser,
À moins qu’en attendant le jour du mariage,
M’en donner ta parole et deux baisers en gage.

Clarice
Pour me justifier vous demandez de moi,
Alcippe ?