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Page:Corneille - Le Menteur, illustrations Pauquet, 1851.djvu/6

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Alcippe
Alcippe ? Deux baisers, et ta main, et ta foi.

Clarice
Que cela ?

Alcippe
Que cela ? Résous-toi, sans plus me faire attendre.

Clarice
Je n’ai pas le loisir, mon père va descendre.


Scène IV

Alcippe.


Alcippe
Va, ris de ma douleur alors que je te perds,
Par ces indignités romps toi-même mes fers,
Aide mes feux trompés à se tourner en glace,
Aide un juste courroux à se mettre en leur place :
Je cours à la vengeance, et porte à ton amant
Le vif et prompt effet de mon ressentiment ;
S’il est homme de cœur, ce jour même nos armes
Régleront par leur sort tes plaisirs ou tes larmes,
Et plutôt que le voir possesseur de mon bien,
Puissé-je dans son sang voir couler tout le mien !
Le voici, ce rival, que son père t’amène ;
Ma vieille amitié cède à ma nouvelle haine ;
Sa vue accroît l’ardeur dont je me sens brûler,
Mais ce n’est pas ici qu’il faut le quereller.


Scène V

Géronte, Dorante, Cliton.


Géronte
Dorante, arrêtons-nous ; le trop de promenade
Me mettrait hors d’haleine, et me ferait malade.
Que l’ordre est rare et beau de ces grands bâtiments !

Dorante
Paris semble à mes yeux un pays de romans :
J’y croyais ce matin voir une île enchantée ;
Je la laissai déserte, et la trouve habitée ;
Quelque Amphion nouveau, sans l’aide des maçons,
En superbes palais a changé ses buissons.

Géronte
Paris voit tous les jours de ces métamorphoses :
Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses,
Et l’univers entier ne peut rien voir d’égal
Aux superbes dehors du Palais-Cardinal ;
Toute une ville entière, avec pompe bâtie,
Semble d’un vieux fossé par miracle sortie,
Et nous fait présumer, à ses superbes toits,
Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois.
Mais changeons de discours. Tu sais combien je t’aime ?

Dorante
Je chéris cet honneur bien plus que le jour même.

Géronte
Comme de mon hymen il n’est sorti que toi,
Et que je te vois prendre un périlleux emploi,
Où l’ardeur pour la gloire à tout oser convie
Et force à tout moment de négliger la vie,
Avant qu’aucun malheur te puisse être avenu,
Pour te faire marcher un peu plus retenu,
Je te veux marier.

Dorante, à part.
Je te veux marier. Ô ma chère Lucrèce !

Géronte
Je t’ai voulu choisir moi-même une maîtresse,
Honnête, belle, riche.

Dorante
Honnête, belle, riche. Ah ! Pour la bien choisir,
Mon père, donnez-vous un peu plus de loisir.

Géronte
Je la connais assez. Clarice est belle et sage
Autant que dans Paris il en soit de son âge ;
Son père de tout temps est mon plus grand ami,
Et l’affaire est conclue.

Dorante
Et l’affaire est conclue. Ah ! Monsieur, j’en frémi :
D’un fardeau si pesant accabler ma jeunesse !

Géronte
Fais ce que je t’ordonne.

Dorante, à part.
Fais ce que je t’ordonne. Il faut jouer d’adresse.
haut.
Quoi ! Monsieur, à présent qu’il faut dans les combats
Acquérir quelque nom, et signaler mon bras…

Géronte
Avant qu’être au hasard qu’un autre bras t’immole,
Je veux dans ma maison avoir qui m’en console :
Je veux qu’un petit-fils puisse y tenir ton rang,
Soutenir ma vieillesse, et réparer mon sang.
En un mot, je le veux.

Dorante
En un mot, je le veux. Vous êtes inflexible !

Géronte
Fais ce que je te dis.

Dorante
Fais ce que je te dis. Mais il est impossible !

Géronte
Impossible ! Et comment ?

Dorante
Impossible ! Et comment ? Souffrez qu’aux yeux de tous
Pour obtenir pardon j’embrasse vos genoux.
Je suis…

Géronte
Je suis… Quoi ?

Dorante
Je suis… Quoi ? Dans Poitiers…

Géronte
Je suis… Quoi ? Dans Poitiers… Parle donc, et te lève.

Dorante
Je suis donc marié, puisqu’il faut que j’achève.

Géronte
Sans mon consentement ?

Dorante
Sans mon consentement ? On m’a violenté.
Vous ferez tout casser par votre autorité,
Mais nous fûmes tous deux forcés à l’hyménée
Par la fatalité la plus inopinée…
Ah ! Si vous le saviez !

Géronte
Ah ! Si vous le saviez ! Dis, ne me cache rien.

Dorante
Elle est de fort bon lieu, mon père, et, pour son bien,
S’il n’est du tout si grand que votre humeur souhaite…

Géronte
Sachons, à cela près, puisque c’est chose faite.
Elle se nomme ?

Dorante
Elle se nomme ? Orphise, et son père, Armédon.

Géronte
Je n’ai jamais ouï ni l’un ni l’autre nom.
Mais poursuis.

Dorante
Mais poursuis. Je la vis presque à mon arrivée.
Une âme de rocher ne s’en fût pas sauvée,
Tant elle avait d’appas, et tant son œil vainqueur
Par une douce force assujettit mon cœur !
Je cherchai donc chez elle à faire connaissance,
Et les soins obligeants de ma persévérance
Surent plaire de sorte à cet objet charmant
Que j’en fus en six mois autant aimé qu’amant ;
J’en reçus des faveurs secrètes, mais honnêtes,
Et j’étendis si loin mes petites conquêtes
Qu’en son quartier souvent je me coulais sans bruit,
Pour causer avec elle une part de la nuit.
Un soir que je venais de monter dans sa chambre…
(Ce fut, s’il m’en souvient, le second de septembre,
Oui, ce fut ce jour-là que je fus attrapé),
Ce soir même son père en ville avait soupé ;
Il monte à son retour, il frappe à la porte ; elle
Transit, pâlit, rougit, me cache en sa ruelle,
Ouvre enfin, et d’abord (qu’elle eut d’esprit et d’art !)
Elle se jette au cou de ce pauvre vieillard,
Dérobe en l’embrassant son désordre à sa vue ;
Il se sied ; il lui dit qu’il veut la voir pourvue,
Lui propose un parti qu’on lui venait d’offrir.
Jugez combien mon cœur avait lors à souffrir !
Par sa réponse adroite elle sut si bien faire
Que sans m’inquiéter elle plut à son père.
Ce discours ennuyeux enfin se termina ;
Le bonhomme partait quand ma montre sonna,
Et lui, se retournant vers sa fille étonnée :
"Depuis quand cette montre ? et qui vous l’a donnée ?
- Acaste, mon cousin, me la vient d’envoyer,
Dit-elle, et veut ici la faire nettoyer,
N’ayant point d’horlogers au lieu de sa demeure ;
Elle a déjà sonné deux fois en un quart d’heure.
- Donnez-la-moi, dit-il, j’en prendrai mieux le soin."
Alors pour me la prendre, elle vient en mon coin ;
Je la lui donne en main, mais, voyez ma disgrâce,
Avec mon pistolet le cordon s’embarrasse,
Fait marcher le déclin : le feu prend, le coup part ;
Jugez de notre trouble à ce triste hasard.
Elle tombe par terre, et moi je la crus morte ;
Le père épouvanté gagne aussitôt la porte,
Il appelle au secours, il crie à l’assassin ;
Son fils et deux valets me coupent le chemin.
Furieux de ma perte, et combattant de rage,
Au milieu de tous trois je me faisais passage
Quand un autre malheur de nouveau me perdit :
Mon épée en ma main en trois morceaux rompit.
Désarmé, je recule, et rentre ; alors Orphise,
De sa frayeur première aucunement remise,
Sait prendre un temps si juste, en son reste d’effroi,
Qu’elle pousse la porte et s’enferme avec moi.
Soudain, nous entassons, pour défenses nouvelles,
Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu’aux escabelles ;
Nous nous barricadons, et, dans ce premier feu,
Nous croyons gagner tout à différer un peu.
Mais comme à ce rempart l’un et l’autre travaille,
D’une chambre voisine on perce la muraille ;
Alors, me voyant pris, il fallut composer.
Ici Clarice les voit de sa fenêtre ; et Lucrèce avec Isabelle les voit aussi de la sienne.

Géronte
C’est-à-dire, en français, qu’il fallut l’épouser ?

Dorante
Les siens m’avaient trouvé de nuit seul avec elle ;
Ils étaient les plus forts, elle me semblait belle,
Le scandale était grand, son honneur se perdait ;
À ne le faire pas ma tête en répondait ;
Ses grands efforts pour moi, son péril, et ses larmes,
À mon cœur amoureux étaient de nouveaux charmes :
Donc, pour sauver ma vie ainsi que son honneur,
Et me mettre avec elle au comble du bonheur,
Je changeai d’un seul mot la tempête en bonace,
Et fis ce que tout autre aurait fait en ma place.
Choisissez maintenant de me voir ou mourir,
Ou posséder un bien qu’on ne peut trop chérir.