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Page:Corneille Théâtre Hémon tome1.djvu/125

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pathie qui s’attache aux grands malheurs, parfois même aux grands crimes, quand cette sincérité de passion les relève, quand le coupable semble avoir obéi à un entraînement fatal. Or, il ne faut pas oublier que, dans la légende antique, Médée est égarée par Vénus, dont la rancune personnelle sacharne contre toute la race du Soleil.

Dès la quatrième Pythique, sorte de petite épopée lyrique, où Pindare chante l’exfiédition des Argonautes, Médée nous apparaît avec le caractère qui lui sera conservé à travers les siècles : elle est déjà « la vindicative Médée ». La vengeance de Médée, tel est en effet, le sujet de la tragédie à laquelle Euripide a donné le nom de son héroïne, et qui compte parmi les plus émouvantes de son théâtre’. Elle a tout sacrifié à Jason ; Jason l’abandonne et la trahit en épousant Créuse, fille du roi de Corinthe, Créon. De là son désespoir et sa fureur ; de là sa résolution atroce d’égorger ses propres enfants, uon parce qu’elle les hait, mais parce que Jason les aime, et parce qu’elle veut le frapper en les frappant. Si légitime pourtant que soit son indignation, un tel crime commis par une mère est plus que révoltant; il est dramatiquement invraisemblable, si le poète n’a l’art de nous y préparer. C’est précisément à préparer, à expliquer d’avance un tel crime qu’Euripide s’applique dans la première partie de sa pièce.

Avec une adresse extrême, il nous présente d’abord, non pas Médée elle-même, dont la brusque violence nous étonnerait, mais la nourrice de Médée, personnage familier dont les plaintes nous touchent, dont les tristes pressentiments nous saisissent; car depuis longtemps elle connaît Médée, elle sait jusqu’où peut aller l’emportement de cette nature indomptable. « Elle hait ses enfants, et leur vue ne réjouit plus son cœur. Je tremble qu’elle ne inédite quelque coup imprévu, car elle est d’un caractère violent, incapable de supporter une injure. »

Et quelle injure peut être plus sanglante? Jason vient, presque sous ses yeux, au grand jour, épouser Creuse, et ne songe pas à cacher son bonheur. Il fait plus : sans doute pour se débarrasser de témoins importuns, il permet qu’on bannisse ses enfants avec leur mère. C’est ce qu’apprend à la nourrice le gouverneur des enfants de Jason et de Médée : près de la fontaine sacrée de Pirène, où la foule s’assemble pour jouer aux dés, où les vieillards propagent et commentent les nouvelles, il a su l’arrêt cruel porté contre ses jeunes maîtres. Et la nourrice, toujours en proie à ses pressentiments, s’écrie : » Ne les laisse pas à la portée d’une mère irritée, car je l’ai déjà vue attacher sur eux des regards

1. Dans sa jeunesse, André Chénier s’exerçait à la poésie en traduisant le début de la pièce grecque.