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Page:Corneille Théâtre Hémon tome1.djvu/133

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ÉTUDE SUR MÉDEE cxxi

Médée se livre, selon le mot de M. Patin, à ses dégoûtantes mani- pulations. Pour une occasion aussi exceptionnelle, Médée étale toutes ses richesses, « totas opes effudit », et le poète n'étale pas avec moins de complaisance toutes les ressources de son élo- quence descriptive.

A la voix de la magicienne, tous les serpents accourent, même celui qui «i semblable à un fleuve immense, presse de ses replis les deux Ourses célestes », tous les poisons se mêlent ; au sang corrompu des dragons, au suc empoisonné des plantes, elle joint « le cœur du triste hibou et les entrailles arrachées du corps d'une orfraie vivante ». Somnles-uous lassés de cette énumération mélodramatique, la nourrice se retire discrètement, mais c'est pour céder la place à .Médée, qui croira utile de compléter l'in- ventaire. Voici un peu du sang de Nessus, un peu des cimdres du bûcher d'Hercule, quelques plumes d'une harpie, un rayon de la foudre qui frappa Phaéton, des flammes vomies par la Chimère, et le fiel de .Méduse. Aucun élément de ces recettes étranges, aucun détail de ce bric-à-brac magique ne nous est épargné, au- cun ingrédient de cette cuisine épouvantable ne doit nous rester inconnu.

Enfin les enfants de Médée ont porté à Creuse la robe fatale. L'effet produit est foudroyant, et le récit d'Euripide est bien dépassé. Ce ne sont pas seulement le père et la fille qui ont péri ; mais la flamme a gagné le palais, la ville entière est menacée d'un immense incendie, encore avivé par l'eau qu'on y jette pour l'éteindre. L'œuvre accomplie déjà semble suffisante; Médée pourtant s'exhorte à faire mieux encore, et, le plus surprenant, c'est qu'elle y réussit. Pour ajouter sans doute à l'horreur de la catastrophe, Sénèque a voulu qu'ici l'insensibilité surhumaine de la sorcière fit place pour un moment à la tendresse de la mère, enfin réveillée pour s'évanouir presque aussitôt. Et dans quel style alambiqué s'exprime ce sentiment si vrai chez les autres mères, si peu attendu chez Médée, cette mère peu maternelle ! ■< Qu'ils |)érissent, s'écrie-t-elle, ils ne sont pas à moi; qu'ils meurent! ils sont lues fils. » Comme tout cela est artificiel, et comme on marche sans impatience vers le dénouement inévitable!

Encore le poète nous fait-il attendre ce dénouement : par un prodige d'ingéniosité déplacée, il trouve moyen de le scinder, et d'offrir au lecteur étonné deux dénouements au lieu d'un, s'ima- ginant sans doute que l'effet en serait doublé. Égarée, poursuivie par les fantômes de ses victimes d'autrefois, Médée frappe le premier de ses enfants, mais se garde bien de frapper aussitôt le second. Ne faut-il pas faire durer l'émotion et prolonger la terreur? Horace voulait que Médée n'égorgeât pas ses enfants sur le théâtre; Sénèque veut qu'elle monle au sommet de sa maison.

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