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Page:Corneille Théâtre Hémon tome1.djvu/249

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m’aimes, proclame-le loyalement, et si tu crois que je me laisse trop vite gagner, je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je le dirai non, pour que tu me fasses la cour ; autrement, rien au monde ne m’y déciderait. En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et aussi tu pourrais croire ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux affecter la réserve. J’aurais été plus réservée, il faut que je l’avoue, si tu n’avais pas surpris, à mon insu, l’aveu passionné de mon amour ; pardonne-moi donc et n’impute pas à une légèreté d’amour cette faiblesse que la nuit noire t’a permis de découvrir 1 ».

Cela est adorable, qui le nie ? mais adorable de grâce abandonnée, presque enfantine. Sans honte, sans ruse, sans raisonnement subtil, avec une pureté confiante, avec une hardiesse ingénue, Juliette déclare son amour, accepte et hâte le mariage projeté : « Vite au bonheur suprême ! » La grâce de Chimène a quelque chose de plus sévère, comme son amour a quelque chose de plus réservé dans son expres- sion. Si Corneille eût traité ce sujet, il n’eût point manqué sans doute de mettre en relief la fierté de l’héritière des Capulets, et de montrer cette flerté aux prises avec la passion qui*rébranle. Avec des sentiments aussi vifs, sa Juliette eût semblé moins passionnée, parce que sa passion eût été non seulement plus raisonnable, mais plus raisonneuse. Aucun raisonnement ne refroidit, dans le drame de Shakspeare, la tendresse de Juliette, et l’émotion y paraît plus entraînante ; mais c’est que cette tendresse ne rencontre aucune résistance, c’est que cette émotion naît, non point de l’intérêt partagé qui s attache à une lutte morale, mais du développement spontané, logique, nécessaire, d’une passion irrésistible. En tout, Juliette est extrême : tantôt, impatiente, elle appelle de ses vœux son fiancé, son époux ; tantôt, apprenant l’issue funeste du duel entre son cousin Tybalt et Roméo, elle maudit celui qu’elle adorait : « cœur de reptile caché sous la beauté en fleur ! Corbeau aux plumes de colombe! Agneau ravisseur de loups ! Méprisable substance d’une forme divine ! Se peut-il que la perfidie habite en un si splendide palais ? » Puis, soudain, sur un mot injurieux de la nourrice, elle revient de la haine à l’amour : « Honte h Roméo ! — Maudite soit t& langue pour ce souhait ! Il n’est pas né pour la honte, lui... Ah ! quel monstre j’étais de l’outrager ainsi ! >> Chimène aura un plus juste sujet d’en vouloir à Rodrigue; pourtant, elle saura

1. Nous nous servons de la traduction François-Victor Hugo.