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INTRODUCTION 19

taire dénonciation d'un grave défaut, bien des fois signalé depuis? Voltaire ne cesse de critiquer la duplicité d'action et d'intérêt qui dépai'e, à son avis, un tel chef-d'œuvre. Au deuxième acte, selon La Harpe, l'intérêt souffre, parce qu'on commence à s'intéresser à AuLrusle, non plus aux conjurés. .< L'intrigue, sans être arrè! ■. est donc au moins affaiblie, [larce que l'intérêt a change d'objet. » De notre temps, ce brusque changement d'intérêt n'a pas moins préoccupé les commentateurs :« La tragédie de Cinna, qui s'ouvre par des regrets et des espérances de liberté, se termine, dit M. Geru- zez, à l'honneur -'.e celui qui a consommé l'asservissement de Rome. »

Est-il vrai que d'un premier acte franchement républi cain 1 on passe sans transition à quatre actes franche- ment monarchiques? La question serait bien vite tranchée si, avec certains commentateurs, on admettait que l'esprit de ce premier acte lui-même est loin d'être républicain, que les apostrophes emphatiques d'Emilie et le récit parfois déclamatoire de Cinna ont un seul but, nous détacher des con- jurés pour nous rapprocher d'Auguste, maître nécessaire d'un Etat qui a tant souffert et souffre encore des discordes civiles. Mais ce langage emphatique n'est point particulier aux conjurés : Fénelon a pu le blâmer, avec exagération sans doute, jusque dans la bouche d'Auguste. Le récit du premiei acte, c'est du Lucain, et l'on sait que Corneille distinguait mal Lucain de Virgile. Lui prêter tant de machiavélisme, c'est supposer d'abord que tous ses contemporains se sont grossièrement trompés sur le sens du premier acte, ensuite que Corneille, dans un intérêt qu'on ne voit pas bien, a perpétué cette erreur capitale en se gardant de la réfuter d'un seul mot, soit dans son Examen, soit dans ses Discours. N'est-il pas évident, d'autre part, que les conjurés concen- trent au début toute l'attention sur eux, et que nous sommes avec eux contre Auguste? Ne semble-t-il pas même que le poète voyait d'abord en eux les héros de sa pièce, mais que, contraint par le développement logique des caractères et la tyrannie des situations, voyant se dresser devant lui un Auguste plus grand encore qu'il ne l'avait rêvé, vaincu, lui aussi, par le héros nouveau que son imagination vient d'en- fanter tout d'une pièce, il se jette en même temps qu'eux aux pieds de l'empereur, pour se faire pardonner de l'avoir un instant méconnu?

La difficulté subsiste donc tout entière, et l'on peut la pré- ciser ainsi : la tragédie de Cinna a-t-elle un héros unique, et quel est ce héros ?

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