4 LE MENTEUR
der qu'un vague souvenir, ne pas toujours distinguer son propre bien de celui des autres, et qu'après tout il a pu croire qu'abriter sous son grand nom l'œuvre d'un inconnu, c'était lui faire beaucoup d'bonneur.
Mais l'inconnu n'était pas de cet avis : avec une fierté quel- que peu amère, il se plaignait que ses plumes servissent à parer d'autres corneilles, nous dirions « d'autre geais », plumas de otras cornejas. Il ne faudrait pas voir en cette locution pro- verbiale tout espagnole une intention épigrammatique, ni un puéril jeu de mots ; car la préface d'Alarcon (celle que Cor- neille a lue) est de 1634 et le Menteur est de 1642 seulement *. C'est Lope et d'autres confrères aussi peu délicats que ce trait va frapper ; car, si dédaigné qu'il fût de la foule, don Juan Ruiz de Alarcon y Mendoza avait conscience de sa valeur. Ce petit bossu, disaient ses contemporains, prenait sa bosse pour le mont Hélicon. Ecoutez de quel ton hautain il parlait à ce public ignorant, al vuolgo, qui ne savait pas l'apprécier :
« Canaille, bête féroce, je m'adresse à toi, je te livre mes pièces ; fais-en ce que tu fais des bonnes choses : sois injuste et stupide à ton ordinaire. Elles te regardent et t'alTrontent ; leur mépris pour toi est souverain, elles ont traversé tes grandes forêts, elles iront te chercher dans tes repaires. Si tu les trouves mauvaises, tant mieux, c'est qu'elles sont bonnes; si elles te plaisent, tant pis, c'est qu'elles ne valent rien. Paye- les ; je me réjouirai de t'avoir coûté quelque chose ^. »
Qu'était donc Alarcon pour parler ainsi ? La postérité, pen- dant longtemps, ne lui a guère été plus favorable que ses contemporains : son nom est absent de la plupart des biogra- phies. On ignore jusqu'à la date précise de sa naissance, et l'on sait seulement que, né au Mexique de parents espagnols d'origine, il vint à Madrid vers 1621. Il y occupa la charge lucrative de rapporteur au Conseil des Indes et y mourut en 1639, trois ans avant la représentation du Menteur. De 1628 à 1634, il avait publié une vingtaine de comédies, en deux volumes. C'était un amateur de génie, mais que le public traita toujours en amateur, et dont il ne prit guère au sérieux les faciles productions, écloses dans les heures de loisir.
On a souvent remarqué que nous devions à l'influence, alors tout-epuissante, de l'Espagne, les deux premiers chefs-d'œuvre de la tragédie et de la comédie au xvii" siècle. A vrai dire, depuis le Cid, Corneille n'avait pas renoncé autant qu'il semblo
��1. Nous empruntons cette remarque au livre récent de M. DeschaneJ: Le ro- mantisme des classiques.
2. Pbilarète Chasles, la France, l'Espagne et l'Italie au ivu» siècle.
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