Page:Corréard, Savigny - Naufrage de la frégate La Méduse, 1821.djvu/110

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CHAPITRE V.

Croyant fermement qu’ils allaient être engloutis, ils résolurent d’adoucir leurs derniers moments en buvant jusqu’à perdre raison. Nous n’eûmes pas la force de nous opposer à ce désordre ; ils se précipitèrent sur un tonneau qui était au centre du radeau, firent un large trou à l’une de ses extrémités, et avec de petits gobelets de fer-blanc, dont ils s’étaient munis à bord de la frégate, ils en prirent chacun une assez grande quantité. Mais ils furent obligés de cesser, parce que l’eau de mer embarqua par le trou qu’ils avaient fait. Les fumées du vin ne tardèrent pas à porter le désordre dans des cerveaux déjà affaiblis par la présence du danger et le défaut d’alimens. Ainsi excités, ces hommes, devenus sourds à la voix de la raison, voulurent entraîner dans une perte commune leurs compagnons d’infortune ; ils manifestèrent hautement l’intention de se défaire des chefs qui, disaient-ils, voulaient mettre obstacle à leur dessein, et de détruire ensuite le radeau, en coupant les amarrages qui en unissaient les différentes parties. Un instant après, ils voulurent mettre ce plan à exécution ; un d’eux s’avança sur les bords du radeau avec une hache d’abordage et commença à frapper sur les liens : ce fut le signal de la révolte. Nous nous avançâmes sur le derrière pour retenir ces insensés. Celui qui était armé de la hache, dont même il menaça un officiel, fut la première victime ; un coup de sabre termina son existence. Cet homme était asiatique, et soldat dans un régiment colonial. Une taille colossale, les cheveux courts, le nez extrê-