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CHAPITRE V.

nombre de ces aliénés s’étaient précipités à la mer ; nous trouvâmes que soixante à soixante-cinq hommes

    éprouvait le besoin d’exhaler ou sa rage ou son désespoir. J’ai couru de grands dangers dans les mers du nord (c’était aux mois de décembre et de janvier), mais jamais je n’ai éprouvé rien d’aussi pénible que ce que je ressentis lorsque la Méduse échoua. Je puis établir une comparaison exacte, puisque le même accident m’arriva par les 55° de latitude nord. Tels sont les rapports qui existent entre la calenture et l’aliénation qui frappa les tristes victimes du radeau ; les symptômes ont entre eux une analogie frappante, mais les causes sont-elles exactement les mêmes ? On dit que « la calenture reconnaît pour cause la chaleur excessive et permanente qui embrase l’atmosphère et se concentre dans l’intérieur des vaisseaux, les écoutilles et les sabords étant fermés. » Mais sur notre fatale machine la chaleur ne pouvait être concentrée, puisque nous étions en plein air : il est bon aussi d’observer que, dans ces climats, les nuits sont extrêmement fraîches. Au reste, c’est bien une calenture (fièvre) qui nous attaqua, mais d’un genre particulier, et dont l’action était dirigée sur l’organe encéphalique ; d’ailleurs, je pense encore que cette fièvre peut attaquer des individus exposés aux feux du soleil équatorial, sans que la chaleur soit concentrée dans l’entrepont des vaisseaux ; car voici un exemple en tout semblable à ce que j’ai éprouvé moi-même, et qui m’a été fourni par M. Brédif, qui se sauva dans une chaloupe. Il s’exprimait ainsi. « Vers les trois heures du matin, la lune étant couchée, excédé de besoin, de fatigue et de sommeil, je cède à mon accablement, et je m’endors, malgré les vagues prêtes à nous engloutir : les Alpes et leurs sites pittoresques se présentent à ma pensée ; je jouis de la fraîcheur de l’ombrage ; je renouvelle les momens délicieux que j’y ai passés ; et,