Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/127

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gré cela, il attache, il entraîne, et l’on ne peut s’en arracher. Il y règne même une sorte de platitude tout à fait précieuse pour un homme de goût : cela fait mieux connaître le génie et les mœurs des Chinois que tout le P. du Halde ensemble. On a mis des extraits de celui-ci, et d’autres voyageurs, en notes, pour expliquer les usages, sans la connaissance desquels le lecteur se trouverait arrêté à chaque page ; et c’est ce qui achève de rendre cette lecture instructive et intéressante. Tiehchung-u est une espèce de Don Quichotte chinois, un redresseur de torts, un réparateur d’injures ; mais vous verrez quels sont le génie et la tournure de l’héroïsme chinois. La chasteté et la continence paraissent y entrer nécessairement. L’héroïne du roman, l’aimable Shuey-ping-sin, est une personne charmante. Outre la chasteté et les vertus qui sont particulières à son sexe dans tous les pays du monde, elle possède au suprême degré le jugement, la pénétration, la ruse, toutes qualités dont les Chinois font un cas infini ; c’est une personne à tourner la tête. Je ne reproche pas à son persécuteur, Kwo-khe-tzu, de l’aimer à la fureur ; je lui reproche seulement les moyens odieux qu’il emploie pour l’obtenir. Au reste, quand vous aurez lu ce livre, vous déciderez de la bonté du gouvernement chinois et de la beauté de ses mœurs, et vous verrez si nous autres, pauvres diables de l’Europe, devons souffrir qu’on nous propose sans cesse de telles gens pour modèles. Il ne s’agit pas ici de dire que ce roman est peut-être un fort plat et mauvais ouvrage, et dont les Chinois ne font aucun cas. Sans compter qu’il n’est guère vraisemblable qu’un étranger choisisse un ouvrage sans mérite et sans réputation pour le traduire de préférence, il est égal pour la connaissance des mœurs et de l’esprit public du pays que l’ouvrage soit bon ou mauvais. Le chevalier de Mouhy remplira ses romans des fictions les plus impertinentes ; il m’excédera d’ennui par ses platitudes ; à cinq ou six mille lieues, ou à cinq ou six mille ans d’ici, ses ouvrages seront sans prix, parce qu’ils apprendront une foule de choses précieuses sur les mœurs, sur le culte, sur le gouvernement, sur la vie privée des Français. Quelque impertinent qu’il soit dans ses fictions, il n’introduira jamais un gentilhomme qui se laisse donner des coups de bâton, parce qu’il est contraire aux mœurs d’un gentilhomme de le souffrir.