Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/177

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Mme  de Crémy serait Mme  Élie de Beaumont, femme de l’avocat de ce nom. On dit Mme  de Beaumont fort aimable, et l’on assure que c’est une femme de mérite, ce que je n’ai nulle peine à croire. Je suis fâché seulement qu’elle s’obstine à faire des romans, car je sens qu’ils ne me tourneront jamais la tête. Mais, au fond, je n’ai aucune raison de lui attribuer celui-là ; c’est de ma part pure affaire de nez, et il faut se défier de son nez.

— Il n’y a point de polisson aujourd’hui qui, en sortant du collège, ne se croie obligé en conscience de faire une tragédie. C’est l’affaire de six mois au plus, et l’auteur voit la fortune et la gloire au bout. Il porte sa pièce aux Comédiens, qui la refusent ; il la fait imprimer : personne ne la lit ; il n’y a pas grand mal à tout cela, excepté le renversement de fortune du poëte, qui en devient irraccommodable. Un enfant d’Apollon de cette espèce, voulant se conformer à l’usage, vient de mettre au jour une tragédie de Pierre le Grand[1]. C’est, comme vous voyez, un sujet tout à fait propre à être traité par un écolier. Aussi l’exécution répond parfaitement au mérite de l’auteur, qui ne s’est pas fait connaître, et que le nom de Pierre le Grand ne rendra pas célèbre. On ne peut lire jusqu’au bout cette informe production. Si vous y daignez jeter les yeux, vous y verrez comment l’auteur a su tirer parti du caractère de l’impératrice Catherine Ier, personnage non moins intéressant que le czar lui‑même. Ah ! le massacre ! Pour ce, et autres méfaits résultant de sa pièce, renvoyons le poëte à son collége, d’où il paraît s’être trop tôt échappé, et munissons-le d’une recommandation pour avoir le fouet bien appliqué en arrivant, et ce, pendant six semaines, par forme de correction. Il a pris pour sujet la fin tragique du fils de Pierre ; ainsi tout est plein de conspirations. Un des conjurés, poursuivi par ses remords, se jette aux pieds du czar, lui révèle le complot sans nommer les complices, et puis se tue aux yeux de son maître. Notre petit poëte ne sait pas, et ne saura peut-être jamais, que les esclaves se laissent bien supplicier, mais qu’ils ne se tuent pas. Si un esclave savait se donner la mort, il cesserait bientôt de porter ce nom. Lorsque Pierre voulut punir la révolte des strélitz, il les fit con-

  1. Pierre le Grand, tragédie (par Dubois-Fontanelle), Londres et Paris, 1766, in-8o.