Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/183

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teur à l’Année littéraire et autres ordures de cette espèce. Malgré cet aveu, il a l’impertinence de dire que, pour trancher court, il aura obligation à qui le convaincra de faux dans sa traduction. Ce Lefèvre est à coup sûr quelque provincial ; car, à Paris, les plus détestables barbouilleurs n’écrivent pas de ces sottises[1].

Malgré l’impertinence du traducteur, vous lirez ce dialogue entre Socrate et Alcibiade avec un grand plaisir ; vous sentirez, en lisant, ce charme inexprimable, cette dignité de votre être, cette élévation que la philosophie socratique sait si bien inspirer, et que M.  Lefèvre n’a pu défigurer entièrement. Vous y trouverez cette subtilité de raisonnement particulière au divin Socrate, qui touche immédiatement à la subtilité des sophistes, et qui en est cependant si éloignée. Vous verrez dans Alcibiade le modèle d’un petit-maître d’Athènes aussi différent d’un freluquet de Paris que le gouvernement d’Athènes l’était de celui de France, et dans Socrate ce caractère de gravité, de sérénité et de supériorité auquel aucun philosophe moderne n’atteindra jamais, parce que, dans nos gouvernements, le philosophe et l’homme d’État ne sont jamais réunis dans la même personne, et qu’ils n’étaient jamais séparés dans les gouvernements anciens. Le but de Socrate, dans ce dialogue, c’est de prouver à Alcibiade qu’aucune chose ne saurait être utile, si elle n’est en même temps belle, honnête et juste ; et il faut voir avec quel art il montre à son jeune homme l’absurdité de ses discours, quoique ces discours soient d’Alcibiade, c’est-à-dire d’un jeune homme plein d’esprit. Socrate traite à fond le chapitre de la nature humaine, de ses faiblesses, de ses défauts, des moyens de la fortifier et de la rendre meilleure par les soins que nous devons prendre de nous-mêmes. Le charme de cette lecture nous dédommage un peu de cette foule d’insipides brochures dont nous sommes accablés.

  1. Grimm traite fort cavalièrement Tanneguy Lefèvre (né en 1615, mort en 1672), comme traducteur du Premier Alcibiade de Platon. Il avoue, au reste ; qu’il ne connait pas ce M.  Lefèvre. Comment le style de ce traducteur, qu’on n’a jamais accusé de ne pas savoir le grec, n’a-t-il pas fait sentir à Grimm qu’il avait sous les yeux un ouvrage du xviie siècle ? En effet, Tanneguy Lefèvre, père de l’illustre M. Dacier, était mort en 1672, et ce fut le professeur hollandais Rhunkenius qui reproduisit À Amsterdam, en 1766, avec des corrections, sa traduction du Premier Alcibiade de Platon, imprimée dès 1666, (B.)