Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’esprit public et le tour des têtes de son temps, qui ne se transmettent pas dans des livres, et on pourrait le croire. Cet esprit public, cette partie des mœurs, qui ont une influence si puissante dans les événements, se connaissent si difficilement que, quel que soit le point historique que vous vouliez éclairer, je vous propose de prendre un particulier du temps qui vous occupe, de l’établir dans sa maison, et vous verrez que vous ne savez presque rien de ce qu’il y faisait du matin au soir. Vous ne connaissez ni ses opinions, ni ses préjugés, ni ses pratiques, ni ses habitudes, ni ce qu’il croyait important de dire ou de taire à ses enfants ; vous ne savez rien de rien, et vous voulez décider de ce qui produit le bonheur ou le malheur publics. Vous ne vous doutez pas des véritables causes de ce qui se passe à votre porte, et vous savez au bout du doigt tout ce qui a opéré les événements, il y a deux ou trois mille ans, ou tout ce qui les opère à deux ou trois mille lieues de chez vous ! Vous êtes un petit bipède bien vain et bien présomptueux. Encore, si vous cherchiez quelquefois la cause des événements à cinq ou six cents lieues de l’endroit où ils arrivent, si vous saviez voir que les grands résultats politiques sont à la longue presque toujours une affaire de géographie, si vous saviez découvrir la source d’un événement quelques siècles avant qu’il arrive, je dirais du moins que vos rêves sont d’un homme de génie ; mais, pauvre homme, rien de tout cela ne vous est jamais entré dans l’esprit. Je me souviens d’avoir lu à l’âge de dix-huit ans le livre du président de Montesquieu sur les causes de la grandeur et de la décadence de Rome, et de l’avoir trouvé faux d’un bout à l’autre. Je commençais alors à devenir profond dans l’étude des anciens auteurs et des antiquités romaines, sous la direction du professeur Ernesti de Leipsick, un des plus savants hommes de l’Europe. Cependant le nom illustre du président m’en imposait, et, ne sentant pas le mérite d’un ouvrage généralement estimé, je me croyais d’une ineptie sans ressource ; je me suis su depuis un gré infini du jugement que j’en portai alors. Mais les rêves de Montesquieu sont du moins ingénieux, sont ceux d’un grand homme, et ceux de M.  l’abbé de Mably sont d’un homme médiocre qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez.

M.  de Sauvigny a publié il y a quelque temps un roman écrit en style gaulois et gothique, intitulé Histoire de Pierre le