Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/239

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impossible à résoudre. Ce que je sais, c’est que je n’aurais pas écrit le premier mot de ma pièce avant d’avoir trouvé le moyen de conserver de l’intérêt au séducteur d’Eugénie. Pour cet effet, j’en aurais fait un jeune homme charmant, plein d’honneur, plein d’élévation, plein de délicatesse, plein d’agréments. S’il a pu se porter, dans l’étourderie de la première jeunesse, jusqu’à abuser d’une jeune innocente en supposant un faux mariage, c’est que la folie et l’extravagance de cette tante, en affaiblissant son estime pour elle et pour sa pupille, lui ont, pour ainsi dire, suggéré cette idée, et l’ont fait tomber malgré lui dans ce piège. Si cela ne suffisait pas pour rendre son action excusable, bien loin de lui donner des valets capables de remords, je l’aurais entouré de mauvais et détestables conseillers ; et l’on aurait vu clairement que ce malheureux moment où il a pu s’oublier n’est pas l’ouvrage de son cœur, mais celui des circonstances. Mais cette perfidie, en le mettant en possession d’une personne angélique, l’ayant aussi mis à portée de connaître tout ce qu’elle vaut ; cette perfidie, dis-je, n’est pas sitôt consommée, que les remords les plus cruels, la passion la plus violente, l’envie la plus décidée de réparer l’injure aux dépens de sa fortune, de son honneur, de sa vie, s’il le faut, maîtrisent tour à tour le cœur de Clarendon. C’est dans cette disposition qu’il doit être depuis longtemps, lorsque la pièce commence. C’est en se regardant comme le plus vil des hommes qu’il peut espérer d’effacer enfin son crime et de ne me pas trouver inexorable. Mais pour avoir une âme de cette trempe, il faut qu’il s’adresse à un autre faiseur que M.  de Beaumarchais.

Eugénie a été sifflée à la première représentation. On a retranché beaucoup de platitudes ; on a remédié aux défauts les plus choquants, comme on a pu, et on l’a risquée une seconde fois. À cette représentation, elle a été vivement applaudie, et depuis ce moment elle a été prodigieusement suivie ; mais malgré cette révolution favorable, elle n’a pas cessé d’être regardée comme une mauvaise pièce. Elle aurait eu peut-être quinze représentations, sans une maladie survenue à Préville, et qui l’a fait interrompre à la septième. Le jeu de cet habile acteur, et celui de Mlle Doligny, ont beaucoup contribué à ce succès si peu mérité, et que la reprise et l’impression de la pièce ne confirmeront point.