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AVRIL 1767.

de répugnance, mais qu’il faut conserver à cause de la vogue qu’ils ont eue pendant quelques jours, et pour faire remarquer l’esprit public de cette capitale en certaines occasions. Voilà bien du bruit pour une somme d’argent donnée a un comédien ! Il me semble que dans tous les pays du monde, il est reçu que les gens à talents doivent être magnifiquement payés par les princes ou par le public. Ils le sont moins en France que partout ailleurs, et parce qu’on aura formé en faveur d’un acteur une souscription à laquelle il est libre à chacun de ne pas prendre part, on fait un train interminable. Il y a deux ans qu’on donna à Manzuoli en Angleterre quinze cents livres, sans compter les présents de toute espèce, pour y chanter pendant un hiver à l’Opéra ; et personne n’a imaginé de faire des épigrammes et des chansons à ce sujet. C’est qu’il faut convenir qu’à travers cette légèreté et cette frivolité qu’on est en usage de nous reprocher, on aperçoit, même dans nos amusements, un fond de jansenisme et de pédanterie qui domine peut-être sur toutes les autres nuances.

Cette passion qu’on montre ici pour les spectacles publics, jointe à l’envie d’avoir les gens à talents, est une des contradictions les plus choquantes, et peut-être une des preuves les plus fortes que nous ne possédons les arts que par forme d’adoption, et qu’ils ne sont pas chez nous dans leur pays natal. Rien du moins ne prouve mieux qu’au milieu de notre politesse et de la douceur de nos mœurs nous conservons un fond de barbarie et d’aspérité gothique. Un observateur habile aura de fréquentes occasions de le remarquer.

L’autre jour, Le Kain, causant dans le foyer de la Comédie, dit que la part de l’année entière n’avait pas monté à huit mille livres, et paraissait se plaindre de la modicité de cette recette. Il est évident qu’un acteur, qui est obligé de dépenser les deux tiers de cette somme en habits, n’a pas un sort suffisamment honnête pour vivre. Cependant un vieux bourru d’officier qui était là prit la parole et dit : « Parbleu, voilà un plaisant faquin qui n’a pas assez de huit mille livres ! Moi je suis couvert de blessures, et j’ai huit cents livres de pension. » Le Kain se retourna vers ce bourru, et lui dit avec beaucoup de politesse : « Eh, monsieur, ne comptez-vous pour rien le propos que vous osez me tenir ? » S’il m’était permis d’ajouter quelque chose après ce beau mot,