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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

cédé à cette représentation, surtout lorsque j’ai su que Mlle Clairon avait envie de venir ici, et vous m’avouerez que la tentation ne pouvait être plus forte. Mais ces jours-ci, il m’est arrivé de différents côtés que ce même public, qui s’amuse de mon spectacle, me blâme cependant du soin et de l’argent que j’y mets dans ce moment de crise. Il est certain que l’épargne de mon théâtre ne me donnera pas une armée. Il est certain que le renvoi subit de ce théâtre va me coûter même assez considérablement. Il est certain que je me prive d’un délassement que j’aime, mais surtout que je me prive de Mlle Clairon. Mais n’importe ! Il faut obéir à la voix du peuple quand il s’agit de lui prouver qu’on sent et qu’on partage sa peine. Il faut que chacun s’exécute dans des temps de malheur, et j’en donne volontiers l’exemple.

« Maman, je vous embrasse mille fois. Faites mes excuses à Mlle Clairon pour cette fois. Mais si le calme revient ici après l’orage, son arrivée a Varsovie en sera, j’espère, une des plus belles preuves : la colombe alors apportera le rameau d’olivier. »

— On lit dans le Recueil des pieces détachées par Mme Riccoboni, imprimé en 1765, un petit conte de fée intitulé l’Aveugle. C’est peu de chose. Nirsa, fée bienfaisante, en revenant de quelque expédition digne de sa belle âme, passe auprès d’un bosquet solitaire et y entend gémir et pleurer. Elle s’arrête et y voit deux jeunes amants qui se désolent. L’un est Zulmis, aveugle de naissance, mais d’ailleurs doué de toutes les grâces du corps et de l’esprit ; l’autre est Nadine, jeune beauté accomplie. Ces deux amants s’adoraient depuis leur première enfance. Alibeck, grand-prêtre du Soleil, était parti pour un long voyage. Il avait promis à Zulmis d’être bientôt de retour, et de lui procurer la vue au moyen d’une eau merveilleuse qu’il rapporterait. Ce retour et cette guérison devaient arriver avant que Zulmis eut vingt ans accomplis, et lorsque la fée Nirsa s’arrêta auprès du bosquet, il ne manquait plus qu’une heure aux vingt années de Zulmis. Ce qui mettait le comble au désespoir de nos amants, c’est que les parents de Nadine n’avaient consenti à cette union qu’autant qu’Alibeck tiendrait sa parole, et dans une heure au plus tard Zulmis et Nadine allaient être sépares pour jamais. La fée eut pitié de ces pauvres enfants, et, revétant la figure d’Alibeck, qui ne pouvait plus revenir attendu qu’il était mort en