Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/30

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Après avoir ainsi arraché de moi un assez grand éloge du Dauphin, il m’amenait à lui demander : Mais eût-il été un grand roi ? Et il avait eu le courage de répondre : Je n’en sais rien ; Dieu le sait. Ajoutant tout de suite : Qu’est-ce qu’un grand roi ? il disait : Prince, son successeur, écoutez-moi ; voici ce que c’est qu’un grand roi ; et il faisait le plus effrayant tableau de la royauté. Ce tableau effrayait et par les qualités que l’éminence de la place exigeait, et par les circonstances multipliées qui en empêchaient l’effet. Puis, revenant à ses auditeurs, il disait : Messieurs, loin donc de verser des pleurs sur la cendre du Dauphin, joignons nos voix à la sienne, et remercions avec lui la sagesse éternelle qui, en l’enlevant d’à côté du trône qui lui était destiné, l’a soustrait à la terrible alternative de faire des millions d’heureux ou de malheureux : alternative dont tout le génie, toutes les lumières, toutes les ressources au pouvoir de l’humanité ne peuvent garantir.

Et c’est ainsi que mon orateur avait été éloquent, adroit même et vrai, et qu’il s’était fait ouvrir la porte de l’Académie, sans se proposer de l’enfoncer.

Le philosophe qui m’a communiqué cet article a été lui‑même éloquent en faisant l’éloge de M.  le Dauphin dans une autre langue. C’est celle de l’airain et du marbre, que les hommes ont bien su faire mentir au mépris de leur solidité. Comment n’abuseraient-ils pas d’une matière ourdie de chiffons et aussi périssable que le papier ? Le roi ayant ordonné qu’on érigeât à M.  le Dauphin un monument dans l’église de Sens, où il a été enterré, M.  le marquis de Marigny a demandé des projets pour ce monument à M.  Cochin. Celui-ci s’est adressé au puits d’idées le plus achalandé de ce pays-ci. M. Diderot lui a broché quatre ou cinq monuments de suite. M. Cochin les présentera à M.  le marquis de Marigny. Celui-ci les présentera au roi. Sa Majesté choisira. Le directeur des arts et le secrétaire de l’Académie en auront la gloire et la récompense, et le philosophe n’en aura pas un merci. Tout cela étant dans la règle et ayant toujours été ainsi, il ne s’agit plus. que de conserver ici ces projets de monuments, en attendant que l’un d’entre eux soit exécuté.