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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

capitale avant de repasser en Angleterre. Ce court séjour a été employé, autant que l’empressement du public, et les fêtes qui en sont la suite, ont voulu le permettre, à voir les hommes les plus célèbres en différents, genres. La partie du génie a paru mériter en particulier son attention. Il a aussi voulu dîner avec les ponts et chaussées, chez M. de Trudaine, conseiller d’État, intendant des finances et chef du département. Il a été dans l’atelier de notre Greuze, dont les ouvrages ont paru lui faire beaucoup de plaisir. Il a dîné avec une grande partie du corps diplomatique, chez M. Baur, fameux banquier, qui se vante d’avoir eu l’honneur de donner à dîner aux rois de Suède et de Pologne. Il a fait l’honneur à M. Helvétius d’accepter un dîner chez lui, où il a vu plusieurs hommes célèbres dans les lettres. Il a surtout voulu voir M. Diderot, et le voir à son aise, sans en être connu. En conséquence, le prince m’ayant choisi pour conducteur, j’ai eu l’honneur de le mener en habit gris dans un troisième bien haut, ou nous avons surpris le philosophe en robe de chambre, son bonnet de nuit à la main, et nous offrant un air serein et radieux avec sa belle tête nue. Je lui présentai le prince sous le nom d’un simple gentilhomme d’Allemagne qui voyage. Après les premières politesses faites, le philosophe n’eut rien de plus pressé que de m’apprendre la maladie d’une personne considérable à laquelle il savait que je m’interessais. Cela lui donna occasion de parler de la négligence avec laquelle les grands étaient servis par leurs gens. « Sans moi, dit-il, le pauvre malade serait mort de soif : car quand on demandait à boire pour lui, le son passait d’antichambre en antichambre, et se perdait enfin parmi la livrée sans rien produire. Au reste, ajouta-t-il, cela est fort bien comme cela. Vous voulez vous appeler altesse, éminence, excellence, avoir un nombreux cortège et être encore bien servis, cela ne serait pas juste. Moi, quand je suis malade, je crie à ma servante : « Jeanneton, à boire », et elle m’apporte à boire. » Ce début, que le hasard seul avait occasionné, me fit beaucoup rire, et le philosophe ne put concevoir pourquoi je trouvais cela si plaisant. On causa ensuite de l’art dramatique, du principe fondamental de la morale, et d’autres matières assez sérieuses qui furent traitées d’une manière fort gaie. L’entrevue dura environ une heure et demie. Après quoi, un étranger étant survenu, le prince se leva. Le