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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

dans cette union les avantages aient été réciproques ; et si quelques gens de lettres d’un mérite médiocre y ont gagné quelque chose, je suis en revanche bien convaincu qu’il y a tout à perdre pour l’homme de génie à dissiper son temps dans l’oisiveté de nos cercles. Le génie est, par sa nature, solitaire et sauvage. On lui nuit en le tirant trop souvent de sa retraite. On l’émousse, on lui ôte son caractère par ce frottement perpétuel contre les esprits ordinaires et communs qu’on est toujours sûr de rencontrer dans les cercles les moins nombreux. Je ne dis pas qu’il faille pour cela séquestrer de la société tous ceux qui portent véritablement tous les caractères de leur vocation ; le mieux serait sans doute de leur faire partager leur temps bien à propos entre la retraite et le commerce du monde ; mais je crois en général que si les gens de lettres n’ont pas été autrefois assez dans le monde, ils y sont aujourd’hui beaucoup trop répandus. Ils en peuvent être devenus plus aimables ; mais aussi la véritable et solide science a dû nécessairement souffrir de cette dissipation continuelle, et de toutes les pertes, celle du temps est la plus irréparable. En ce bienheureux pays-ci, personne n’a le temps de faire son métier ; les années s’éclipsent, la vie se dissipe, et la plupart de nous se trouvent au bout de leur carrière avant de savoir qu’ils l’ont commencée. Aussi, au milieu de cette épidémie générale qui fait que tout le monde veut avoir de l’esprit et veut écrire, il ne se fait cependant presque point de livres. Nous sommes accablés de brochures, de petits écrits ; dès qu’un objet intéresse le public, on en voit paraître par centaines, on les voit disparaître avec la même rapidité ; mais les livres restent rares, et a peine en voit-on sortir de presse un ou deux tous les dix ans.

Il faut convenir que, parmi ces petites brochures, il se trouve quelquefois des morceaux bien précieux, même indépendamment de ce qui sort de la manufacture de Ferney ; et celui qui sait trier avec goût et recueillir avec discernement ne peut manquer d’avoir avec le temps une bibliothèque bien exquise qui lui tiendra peu de place.

Je ne crains pas d’être contredit en vous indiquant comme un des plus précieux écrits qui aient paru cette année un Discours de M. Servan, avocat général au parlement de Grenoble, dans la cause d’une femme protestante. Ce discours contient