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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

cieuses sur l’origine de toutes choses. Ce n’est pas le génie, c’est la tradition qui conserve la mémoire des faits, et plus on peut être à la source de la tradition, plus on a de facilité à séparer le mensonge de la vérite. Si feu M. l’abbé Bazin avait pu faire son tour d’Égypte avec feu M. Hérodote, cela leur serait égal aujourd’hui, vu qu’ils sont tous les deux défunts ; mais ils se seraient estimés réciproquement, et M. Bazin n’aurait pas cité le Palais-Royal de Paris et les musicos d’Amsterdam pour réfuter son compagnon de voyage Hérodote sur un point de mœurs de Babylone.

Je me souviens d’avoir déjà défendu le faiseur de contes Hérodote contre le faiseur d’épigrammes Bazin, à l’occasion de l’usage qui obligeait les femmes et les filles de Babylone de se prostituer dans le temple un certain jour de l’année. Les arguments de M. Bazin contre le récit d’Hérodote sont d’un homme fort poli, fort élégant et du meilleur ton ; l’on voit bien que M. Bazin a toujours vécu dans la meilleure compagnie du xviiie siècle ; mais ses arguments ne prouvent rien sur les mœurs de Babylone. S’ils étaient concluants, il n’existerait plus aucune certitude historique, et il n’y aurait rien qu’on ne put révoquer en doute. Un esprit sage, quand il voit un usage singulier, des mœurs inexplicables, suspend son jugement ; il sent que la clef de ces mœurs est perdue, et qu’il n’y peut rien comprendre. Il sait que les idées d’un siècle ne sont pas celles d’un autre, et que si l’on était en droit de nier dans l’histoire du genre humain tout ce qui est extravagant et absurde, on n’aurait qu’à la jeter au feu tout entière. Je ne méprise pas les prodiges rapportés par Tite-Live, dont M. Bazin se moque ; je serais bien fâché que Tite-Live, en les rapportant, s’en moquat à la manière de M. Bazin ; il perdrait dès ce moment toute ma confiance. Ce n’est pas que je croie plus à ces prodiges que M. Bazin ; mais je fais attention à l’effet qu’ils ont produit sur tout un peuple, sur tout un siècle, à la croyance qu’on leur a accordée, et je commence à entendre quelque chose aux mœurs et à la tournure des esprits de ce siècle.

En général il faut toujours se garer de l’abus de l’esprit philosophique comme de tout autre abus, et il ne faut pas croire que notre manière de voir soit la seule bonne, ni que la raison universelle n’ait été aperçue pour la première fois qu’en cette