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JUILLET 1767.

année 1767. Nous sommes sans doute de très-grands hommes ; d’abord parce que c’est nous qui le disons, et que personne ne peut nous le contester, les vivants ayant toujours et essentiellement raison contre les morts ; mais quoique des Montesquieu, des Voltaire, soient des hommes infiniment rares, on ne saurait en inférer que depuis que le genre humain existe il n’y ait jamais eu un philosophe qui ait eu le sens commun, et que ce soit précisément et exclusivement à nous qu’il ait été réservé de trouver la pie au nid. Ainsi il est à croire que, quoique nous ne concevions plus guère rien au régime de Pythagore, et que les livres de Platon nous paraissent souvent inintelligibles, il y aurait de la témérité à regarder ces gens comme des rêveurs. Il est à craindre aussi, quoique nous ayons seuls raison en ce xviiie siècle, comme tout le monde sait, que notre manière de philosopher ne passe comme celle d’Athènes et de Rome a passé, et que nos mœurs, tout aussi peu stables que celles de Memphis et de Babylone, ne soient la proie du temps, qui ne ménage rien. Alors, supposé que l’Amérique ait englouti l’Europe, comme il pourrait arriver ; que dans l’espace de deux ou trois mille ans la tradition de nos mœurs et de nos idées soit anéantie, que les Diderot et les Buffon habitent Québec ou Philadelphie, qu’il y ait un Ferney sur la frontière de Pensylvanie, et que ce Ferney soit occupé comme le nôtre par l’aigle des philosophes de son temps, ne pensez-vous pas qu’un feu M. Bazin de ce temps pourrait traiter notre Voltaire comme un Hérodote, faire de notre Montesquieu un rêve-creux, et avoir en apparence tout l’avantage de son côté, parce qu’il serait un très-bel esprit, et qu’il raisonnerait suivant les idées de son siècle ?

Nous ne remarquons pas assez combien nos idées, nos opinions, nos préjugés et nos vérités, puisqu’il faut le dire, tiennent à notre temps, et combien il nous est impossible de nous affranchir de l’esprit de notre siècle. Quand on dit qu’un grand homme devance son siècle, on dit une vérité, mais ce n’est pas de mille ans, c’est quelquefois de cinquante ans, et c’est un grand prodige ; ce n’est pas sur tous les points, c’est sur quelques points, c’est quelquefois sur un seul point ; sur tout le reste, il est entièrement subjugué par son siècle. Pierre le Grand était un très-grand homme, très au-dessus de son siècle et de sa nation ; mais il eut été aussi impossible à Pierre