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OCTOBRE 1767.

terrain demande d’autres soins que le bon. Ces messieurs vous répondront froidement qu’il n’y a point de mauvaise terre. Ils veulent dire qu’il n’y a point de terre si mauvaise qu’elle ne puisse être rendue féconde à force de travail et de dépense. Voilà de leurs oracles, et on ne peut leur nier qu’en couvrant le roc le plus aride seulement de deux ou trois pieds de bonne terre sur la surface, et en labourant, fumant, cultivant cette surface, je ne réussisse à tirer quelque chose d’un sol ingrat qui ne produisait rien. Il ne s’agit plus que de trouver le moyen de faire toute cette dépense que les économistes m’imposent, avant que j’aie rendu mon roc fertile ; c’est un secret que j’attends du patriotisme de ces messieurs. Je me souviens qu’un jour M. le marquis de Mirabeau nous confiait avec une bonhomie charmante qu’il n’y avait point de mauvais terrain, et que c’était des contes tout purs. C’était chez Mme la duchesse d’Enville. Il voulait prouver à cette dame, aussi respectable qu’illustre par sa naissance, qu’il ne tenait qu’à elle de rendre sa terre de la Rocheguyon, dont le terrain est sablonneux et mauvais, aussi fertile que les plus beaux cantons du royaume. Il est vrai qu’il lui fit dépenser toute sa fortune et celle de toute sa maison à cette amélioration ; mais aussi la terre de la Rocheguyon produisait le double. La maison de La Rochefoucauld n’aurait plus eu d’autre revenu ; mais le terrain de la Rocheguyon eut été excellent et susceptible de la grande culture comme les plaines de Brie. Je fis cependant à l’améliorateur une petite observation. « Si tous les propriétaires de mauvaises terres, lui dis-je, se mettaient en tête de les améliorer, ne pourraient-ils pas faire un tort considérable aux propriétaires des bonnes terres : car, à force de les enlever pour rendre les leurs meilleures, ils les dégraderaient sans doute ? On aurait rendu les mauvais terrains bons, en rendant les bons mauvais. En ce cas, les propriétaires des bonnes terres s’opposeraient sans doute à cet enlèvement, et il en résulterait des guerres qui pour le coup seraient de véritables guerres de propriété. À quoi ces messieurs du mardi pourvoiront, je me flatte, en établissant dans toute l’Europe des bureaux pour la distribution de la bonne terre à un prix raisonnable. » Je dis encore à M. de Mirabeau que j’étais étonné que le roi de Prusse, ayant été si longtemps le maître de la Saxe, n’eût pas employé ce temps à faire