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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

prouve que les raisonnements les plus lumineux ne conduisent pas toujours à la vérité. Il est vrai que l’ami Carmontelle fournit des pièces comme un pâtissier les petits pâtés. Il faut qu’il en ait plus de cinquante dans son portefeuille. Il les fait jouer à droite et à gauche dans les sociétés, il est lui-même acteur, mais il est trop sage pour les risquer au théâtre, et il a raison. La mode de jouer des proverbes s’est fort répandue dans certaines sociétés. On choisit un proverbe. On arrange, sur le sens moral de ce proverbe, une petite action théâtrale qu’on représente sur-le-champ et impromptu. C’est au spectateur à deviner le proverbe après la pièce. Il faut se servir de cet amusement avec sobriété. Le défaut commun des acteurs de proverbes, c’est de laisser languir la scène, de ne pas battre assez chaud, comme on dit, et de ne savoir pas finir. Je ne me rappelle qu’un de ces proverbes qui m’ait amusé. On voit une dévote qui revient de l’office avec son livre d’heures à la main. Elle n’a pas fini ses prières, ainsi elle se met dans un fauteuil à continuer avec beaucoup de ferveur. Son mari, qui n’est pas dévot, rentre un moment après. Il a quelque envie de remplir le devoir conjugal. Sa femme fait la sourde et continue ses prières. Il devient entreprenant ; elle le conjure de lui laisser le temps d’achever son office. Le mari y consent avec beaucoup d’humeur, et finit par s’endormir à côté de sa femme. Quand il ronfle bien, elle se trouve à la fin de ses prières qu’elle disait tout bas, et elle se met à dire un peu plus haut : per omnia secula seculorum, amen. Comme elle ne réveille pas le dormeur, elle le répète plusieurs fois, et toujours plus haut, mais sans succès. Enfin, elle prend le parti de lui crier de toutes ses forces ces mots à l’oreille. Alors le mari revient de sa léthargie, se frotte les yeux, regarde sa femme et lui dit en bâillant : Ah ! c’est vous, madame ? Bonsoir, et passe dans son cabinet pour se coucher. La moralité de cette scène est le proverbe : Qui refuse, muse. J’ai vu jouer ce proverbe très-plaisamment, et quand il est bien joué, j’en fais plus de cas que des Deux Sœurs.

Ces Deux sœurs sont restées en dernière instance à M. Bret, qui a été obligé de s’entendre dire par les journalistes qu’il en est père ; ce qui a déchargé M. de Carmontelle de l’office de père putatif. Je plains ce pauvre M. Bret. C’est bien assez d’avoir été rayé cette année de la liste des censeurs royaux