Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/53

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dans le même spectacle comme un chef-d’œuvre de l’art et comme une preuve de la supériorité de l’opéra français sur l’opéra italien. Belle chimère ! Prétention bien fondée ! Premièrement, c’est le comble de la barbarie et du mauvais goût de mêler ensemble deux arts d’imitation, et si vous étudiez les premiers éléments du goût, vous sentirez que celui qui imite par le chant ne doit jamais se trouver dans la même pièce avec celui qui imite par la danse, l’unité de l’imitation n’étant pas moins essentielle que l’unité de l’action. En second lieu, je mets en fait que ce mélange de danse et de chant détruit nécessairement l’intérêt, parce qu’à chaque fois le ballet arrête l’action, et que lorsque la danse est finie, l’âme du spectateur est loin de l’impression qu’une scène touchante aurait pu lui faire. Aussi les ballets ne sont si agréables et si désirés à l’Opéra que parce que le poëme est insipide et froid, et qu’il ennuie ; mais dans une pièce véritablement intéressante, je défie le poëte le plus habile, quelque art qu’il puisse avoir, d’amener un ballet sans arrêter l’action, et par conséquent sans détruire à chaque fois l’effet de toute la représentation. Remarquez que la danse peut être historique dans une pièce, comme la chanson. Donnez-moi un génie sublime, et je vous montrerai Catherine de Médicis faisant ses préparatifs du carnage de la Saint-Barthélemy, au milieu des fêtes et des danses de la noce du roi de Navarre. Le contraste de la tranquillité apparente qui va faire éclore de si affreux forfaits, ce mélange de galanterie et de cruauté, si je sais l’art d’émouvoir, vous fera frissonner jusque dans la moelle des os ; mais je ne crains pas que vous puissiez avoir jamais vu rien de semblable sur le théâtre de l’Opéra, ni qu’aucun de ceux qui s’en mêlent soit en état d’en concevoir seulement l’effet. On ne nous donne sur nos théâtres que des jeux d’enfants, parce qu’on sait bien qu’on ne joue pas devant des hommes, et que, jusque dans les amusements, on redoute une certaine dignité et une certaine énergie.

MM. Sedaine et de Monsigny ne se sont pas doutés du mauvais effet de ce mélange du chant et de la danse. Ils ont voulu en tout se conformer au protocole de la boutique de l’Opéra français, et le public leur a rendu justice en rangeant leur opéra dans la classe de ces ouvrages insipides et barbares