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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

gaieté, de la folie, de la verve de l’auteur du roman, quand on veut mettre ce roman sur la scène. Il a cru qu’en suivant pas à pas le roman, en copiant servilement jusqu’aux discours et aux expressions, il en ferait passer l’originalité et les agréments dans sa pièce. C’est un barbouilleur du pont Notre-Dame, qui, par une grisaille lourdement et maussadement faite, se flatte d’avoir atteint l’esprit et la vérité d’un tableau de Téniers.

L’auteur du Huron ne s’est pas fait connaître ; mais tout le public a nommé M. Marmontel, et il n’y a pas moyen de se refuser à l’évidence. Cette pièce est certainement son ouvrage, il porte son cachet à chaque ligne ; il doit au jeu niais de Laruette, à la voix de Mme Laruette, à la beauté et au jeu du charmant Huron Caillot en habit sauvage, et surtout à la musique admirable et délicieuse de M. Grétry, un succès qui n’est pas exempt d’amertume pour lui, puisque le public, tout en se portant à cette pièce avec une affluence prodigieuse, continue de dire beaucoup de mal des paroles.

Il en dit même trop ; car, enfin, ce qu’il y a de choquant passe si vite, est masqué par une musique si charmante, qu’on ne s’ennuie pas un instant. Le poëte a même un mérite sur lequel on ne lui a pas rendu justice, et qui n’est pas médiocre : c’est d’avoir bien senti la place de l’air et d’en avoir bien coupé les paroles. Je ne sais comment on a pu apprendre ce secret à notre ami Marmontel ; je me souviens que dans le temps de la Bergère des Alpes il n’y eut jamais moyen de lui faire comprendre que la longueur et la coupe des vers n’étaient pas indifférentes pour le rhythme de la musique. Il se débattait dans ce temps-là comme un forcené contre les arguments du chevalier de Chastellux et de l’abbé Morellet, et je me divertissais beaucoup de l’endoctrinement obstiné des uns et de l’invincible résistance de l’autre. Il faut que, cette fois-ci, M. le comte de Creutz, ou le musicien même, ait trouvé le secret de le rendre docile car il est constant que la plupart des paroles des airs sont très-bien faites. Il n’a pas su en varier les caractères aussi heureusement, mais c’est faute d’entente du théâtre ; il a placé, par exemple, au commencement du premier acte deux ou trois airs tendres de suite pour le Huron, et à la fin du second acte il lui fait chanter de suite deux ou trois airs de grand mouvement et de désespoir : c’est ne pas savoir employer ses richesses,