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SEPTEMBRE 1768.

et leur faire tort par sa gaucherie. Ce pauvre Marmontel n’entendra de sa vie ni le théâtre en général, ni ce genre particulier qui exige une grande rapidité et une grande variété de situations. Je le trouvai à la seconde représentation ; je me plaçai à côté de lui. Nous avions devant nous un certain M. Girard qui a été longtemps en Italie, et qui est grand connaisseur en musique nous faisions nos remarques sur la musique du Huron à mesure que la pièce avançait ; vers la fin, Marmontel me dit avec une bonne foi qui me fit rire : « Je vous avoue que je ne comprends absolument rien à tout ce que vous venez de dire. »

Son musicien nous aurait bien compris. Ce M. Grétry est un jeune homme qui fait ici son coup d’essai ; mais ce coup d’essai est le chef-d’œuvre d’un maître qui élève l’auteur sans contradiction au premier rang. Il n’y a dans toute la France que Philidor qui puisse se mesurer avec celui-là, et espérer de conserver sa réputation et sa place. Le style de Grétry est purement italien. Philidor a le style un peu allemand, et en tout moins châtié ; il entraîne souvent de force, par son nerf et par sa vigueur. Grétry entraîne d’une manière plus douce, plus séduisante, plus voluptueuse ; sans manquer de force lorsqu’il le faut, il vous ôte, par le charme de son style, la volonté de lui résister ; du côté du métier, il est savant et profond, mais jamais aux dépens du goût. La pureté de son style enchante : le plus grand agrément est toujours à côté du plus grand savoir ; il sait surtout finir ses airs et leur donner la juste étendue, secret très-peu connu de nos compositeurs. Vous avez pu remarquer dans le cours de l’extrait de cette pièce combien sa musique est variée depuis le grand tragique jusqu’au comique, depuis le gracieux jusqu’aux finesses d’une déclamation tranquille et sans passion, on trouve dans son opéra des modèles de tous les caractères. Cet ouvrage a réveillé en moi la fureur de la musique, à laquelle mes occupations m’empêchent de me livrer, et que j’ai tant de peine à dompter malgré toute l’assistance que je reçois de la part des compositeurs français.

M. Grétry est de Liége ; il est jeune, il a l’air pâle, blême, souffrant, tourmenté, tous les symptômes d’un homme de génie. Qu’il tâche de vivre, s’il est possible[1] ! Il a passé dix ans de sa

  1. Grétry, né le 11 février 1741, est mort à Montmorency le 24 septembre 1813. Il