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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

du salon et d’en avoir parcouru quelques pages par désœuvrement. Je restai confondu de la réputation de cet ouvrage, qui me paraissait écrit avec une platitude et une pauvreté d’esprit incroyables. Si ce morceau d’histoire avait paru en ces derniers temps, il aurait été jugé, vilipendé et oublié en quinze jours de temps ; mais telle était, il y a vingt ans, l’ignorance de toute bonne philosophie dans cette nation, que la Vie de Julien fut regardée comme un ouvrage très-hardi, parce qu’un janséniste avait osé imprimer que Julien, apostat exécrable aux yeux d’un bon chrétien, n’était pourtant pas un homme sans quelques bonnes qualités, à en juger mondainement. Ainsi, le Julien de l’abbé de La Bletterie peut du moins servir de baromètre pour les progrès de l’esprit philosophique en France, en partant de l’année de son apparition, et regardant son succès comme le signe représentatif du zéro, et en suivant successivement l’élévation du mercure de ce baromètre de degré en degré jusqu’à nos jours, où, d’un côté, les efforts des sots et des fripons pour le faire redescendre et rentrer dans la boule, et de l’autre, les travaux des philosophes pour le pousser au beau temps fixe, paraissent l’avoir fixé pour longtemps en France au degré qui marque le variable.

M. l’abbé de La Bletterie n’a pas connu l’extrême mobilité de ce baromètre, sans quoi il se serait contenté de sa réputation acquise, et n’aurait pas voulu l’exposer à un nouvel examen. Si quelques juges éclairés lui avaient fait son procès en secret, et l’avaient condamné avec connaissance de cause comme un mauvais écrivain, aucun d’entre eux ne songeait à rendre cet arrêt public ; tous étaient d’accord que la réputation usurpée du vieux janséniste ne faisait plus mal à personne, et qu’il fallait le laisser mourir en paix. En lui contestant même la qualité de bon écrivain, personne ne doutait qu’il ne pût être excellent traducteur. On était convenu de le croire sur sa parole savant et profond latiniste, et sa traduction de Tacite, promise depuis une vingtaine d’années, était regardée d’avance comme un ouvrage unique dans son espèce.

Elle a enfin paru, cette traduction attendue depuis vingt ans, et c’est peut-être un des phénomènes les plus étranges qu’il y ait jamais eu en littérature. Quand on lit une préface d’environ cinquante pages qui se trouve à la tête, on se doute bien qu’un