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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

d’abord d’entrée de jeu un capital de sept mille deux cents livres.

Je ne blâme ni la générosité qui a porté Mme la duchesse de Grammont à cette action, ni la protection décidée que M. le duc de Choiseul a accordée à cet ouvrage ; il est toujours beau de faire du bien. On avait apparemment représenté à ce ministre l’abbé de La Bletterie comme un homme de mérite dans le besoin et dans l’indigence. Il lui était permis d’ignorer que ce vieux janséniste jouissait d’un revenu de huit à neuf mille livres, comme le prétendent ceux qui sont au fait de sa situation ; il ne pouvait pas prévoir qu’une traduction qui était attendue, par les gens de lettres même, comme un chef-d’œuvre, répondrait si mal à leur attente. Les bienfaits auxquels un grand cœur attache le moins de prix, et qu’il accorde avec le plus de facilité, sont ceux d’argent ; M. le duc de Choiseul en fit donc donner à l’abbé de La Bletterie. Mais cet exemple prouvera du moins à ce ministre qu’il n’est pas aussi aisé qu’on le croirait bien de récompenser le mérite, parce qu’il se met rarement sur le passage du ministre, qu’il se tient éloigné des antichambres, qu’il n’a point d’avocats à ses gages, et que la médiocrité, l’ignorance et l’incapacité, se mettent trop aisément et trop impudemment à sa place.

Quand on n’aurait pas à reprocher à l’abbé de La Bletterie les contre-sens les plus fréquents et les fautes les plus grossières, un style trivial, plat, commun, des phrases et des constructions de procureur, des expressions basses et ignobles qu’on rencontre à chaque page, ne rendraient pas sa traduction moins inlisible. Ici, Tibère joue la santé ; là, Agrippine pousse sa pointe ; ailleurs, un courtisan monte son visage sur celui de Tibère ; ailleurs encore, le peuple apostrophe l’empereur ; et le diseur de bons mots, Fusius, s’égaye aux dépens de Tibère. Et, avec cette noble manière de s’exprimer, qu’un homme de la lie du peuple éviterait dans les lettres familières qu’il pourrait avoir à écrire, l’abbé de La Bletterie s’est cru capable de traduire l’auteur de l’antiquité le plus grave, et qui a le goût le plus châtié et le plus sévère ; ajoutez qu’il fait autant de solécismes dans sa langue qu’il commet de contre-sens dans sa traduction, et vous aurez une idée assez complète de son travail.

J’ai fait trop d’honneur à M. l’abbé de La Bletterie, je ne