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SEPTEMBRE 1768.

croyais pas avoir affaire à un écolier, et je cherchais quelques passages où le traducteur aurait pu montrer qu’il savait véritablement le latin ; il ne tarda pas à me détromper. Dès les premières lignes il traduit ubi militem donis, populum annona… pellexit', par quand il eut gagné les soldats par des largesses, Rome par l’abondance qu’il fit régner… Il fallait traduire, le soldat par des largesses, et le citoyen par des distributions de blé. Le vieux janséniste ne sait pas que le citoyen romain n’était autre chose que le janissaire de Constantinople ; qu’il n’avait d’autre métier que celui de la guerre ; que, lorsqu’il ne servait pas, et qu’il ne jouissait pas par conséquent de sa solde, il fallait lui assigner pour sa nourriture ou des terres, ou une certaine portion de blé. C’est ce qui s’appelait annona, et quand Auguste eut soin de faire donner au peuple romain du blé, il ne fit aucune des opérations que fait le lieutenant de police de Paris pour faire régner l’abondance dans la capitale du royaume. Dans un autre endroit, l’abbé de La Bletterie traduit, pro sententiam dixit, il opina. Il croit que sententiam dicere et pro sententia dicere c’est la même chose, et veut dire opiner ; il ne se doute pas qu’il y ait de la différence entre ces deux expressions. Eh bien, monsieur le professeur, dites cependant à vos écoliers que sententiam dicere veut dire opiner, et pro sententia dicere veut dire, au lieu d’opiner, battre la campagne et parler d’autres choses qui n’ont point de trait à la chose dont il est question. Si vous aviez jamais compris un seul mot à ce Tacite que vous lisez depuis cinquante ou soixante ans, que vous traduisez depuis vingt ans, et que vous avez l’insolence d’expliquer à vos écoliers, vous auriez senti l’énorme différence qu’il y a entre ces deux expressions ; vous auriez su que c’était là un des grands sujets de querelle entre Tibère et le sénat de Rome ; que Tibère prétendait avoir seul le droit de proposer au sénat ce qui devait faire le sujet des délibérations, et qu’il restreignait le droit de chaque sénateur à opiner simplement sur la chose mise en délibération, et non à parler et à discourir sur d’autres objets au lieu d’opiner. C’est par de telles tournures que les Césars envahissaient le pouvoir absolu et anéantissaient la liberté du sénat et du peuple ; mais les simulacres de la liberté subsistaient encore longtemps après qu’elle fut entièrement et irrévocablement perdue. M. l’abbé de La Bletterie me dira qu’il n’a