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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

de tendresse. Lucas lui reproche sa sottise d’avoir prêté dix écus à un milicien qui les lui emportera peut-être, et d’avoir couru risque la veille de se noyer en se jetant dans l’eau pour rattraper le linge à Marie-Jeanne, que le courant emportait. Lucas parle en homme à qui l’âge et l’expérience de l’ingratitude des hommes ont endurci le cœur ; Colin répond comme un jeune homme d’un excellent naturel, pour qui le plaisir d’obliger est le premier de tous les services. Ces touches sont extrêmement justes et délicates ; c’est un talent charmant et un art particulier à M. Sedaine, qu’aucun de ses rivaux ne cherche à imiter ou ne peut lui dérober. En quatre coups de crayon, il vous peint la physionomie d’un personnage de façon que vous le connaissiez comme si vous aviez passé votre vie avec lui ; cet art est d’autant plus précieux qu’il est toujours dérobé de la manière du monde la plus naturelle et la plus heureuse. On sent aussi dès la première scène, ici, qu’après tout Lucas est un homme trop raisonnable pour ne pas venir à bout de cette passion qu’il a prise malgré lui pour la jeune et charmante Babet.

Il s’en va avec Mathurine pour lui montrer un nouveau quartier de terre qu’il vient d’acheter. Aussi bien, il va faire un orage. Colin, qui reste seul, s’occupe de sa passion, se reproche sa timidité, se promet de la vaincre, et est bien sûr de ne pas réussir. L’air dans lequel ces sentiments divers sont exprimés est le meilleur de la pièce. Cependant Lucas revient, éloigne Colin en le servant dans son goût, c’est-à-dire en le chargeant de plusieurs commissions. Babet va passer par ici ; Lucas se cache dans les broussailles pour la contempler tout à son aise. Babet vient en effet. Elle pose son panier, où elle a son pain ; elle s’assied sous un beau cerisier qui est à M. Lucas. Elle se met à chanter une chanson pendant qu’elle travaille à un ouvrage d’osier. Elle voit de belles cerises à cet arbre, elle ne peut les atteindre : « Ah ! si Colin était ici, il monterait sur l’arbre ! » Babet est bien fâchée que ces cerises appartiennent à M. Lucas. Cependant la gourmandise l’emporte. Elle ôte son surcorset, son chapeau et son tablier ; elle pose ses sabots à côté de l’arbre, y grimpe, et se met à manger de fort bon appétit. Alors Lucas se montre, et Babet, ne voulant ni lui donner un baiser ni entrer dans aucun accommodement sur ses cerises, prend ses sabots, qui sont à terre, et les emporte ainsi que son pain.