Aller au contenu

Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 8.djvu/493

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et c’est là son véritable cadre. Mlle de Lussan l’a rapportée dans ses Anecdotes de la cour de Philippe-Auguste, qui est un roman. Vous savez que la belle Gabrielle de Vergy aimait passionnément le sire Raoul de Coucy, et qu’elle en était adorée. Son père la maria malgré elle au malgré elle au châtelain de Fayel. Coucy, désespéré, alla se croiser et chercher un glorieux trépas dans la Terre-Sainte. Blessé à mort, il ordonne à son écuyer de faire embaumer son cœur et de le porter à la belle Gabrielle. L’écuyer exécute fidèlement la dernière volonté de son maître ; il rôde avec son dépôt autour du château, séjour de Gabrielle ; il est découvert et surpris par Fayel, qui se saisit de la lettre de Coucy expirant, tue son écuyer, et fait servir à sa femme le cœur de son amant à table avec d’autres mets. Gabrielle, en apprenant cette horrible vengeance, se laisse mourir de faim. Nos deux poëtes ont eu l’attention de faire guérir Raoul de Coucy de ses blessures en Terre-Sainte. Il revient en Europe, a une entrevue avec sa maîtresse, Fayel le surprend, le tue en duel, et prépare ensuite à sa femme ce présent funeste. Ne pleurez pas sur les infortunes de Gabrielle de Vergy, parce qu’elles ne sont pas vraies : ce n’est qu’un conte qu’il fallait laisser en romance, où il est très-touchant, mais qui n’est nullement propre ni convenable à la tragédie. Vous direz que l’histoire d’Œdipe, de Pélops, d’Atrée et Thyeste, et d’autres héros de la tragédie grecque, n’est aussi qu’un conte horrible, et fait pourtant un grand effet au théâtre. Oui, mais les contes d’Œdipe, des Danaïdes, des Atrides, étaient consacrés par la religion : c’était le catéchisme du temps ; avec ces contes on inspirait aux enfants la terreur religieuse, on les accoutumait dès l’enfance au dogme redoutable de la fatalité. L’importance de la religion d’un côté et de la tragédie de l’autre a conservé à ces sujets une gravité et une force que nos petits contes horribles ne sauraient avoir. Mettez l’histoire de Raoul de Coucy et de Gabrielle de Vergy dans le canon de nos livres sacrés, faites conter leur histoire aux enfants comme celle d’Assuérus et Esther, donnez à la représentation de la tragédie une importance religieuse, faites aussi qu’on soit plus croyant que dans ce siècle, et puis traitez le sujet de Coucy et de Gabrielle

    d’Arnaud, la Comtesse de Fayel, tragédie de société ; Lyon, frères Périsse, 1770, in-8°. (T.)