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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 8.djvu/501

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quoi on est toujours sûr d’intéresser par un naufrage et ses suites. On dit celui de Pierre Viaud vrai dans toutes circonstances ; ce capitaine est en pleine vie à Bordeaux, et peut attester que, réduit par la faim au dernier désespoir avec la compagne de ses malheurs, Mme La Couture, il s’est déterminé à couper la gorge à son nègre comme à un cochon, malgré les prières de ce malheureux, et après l’avoir ainsi massacré, à en boucaner la chair et à s’en nourrir plusieurs jours. Je crois ces horreurs possibles ; il est réservé à cet animal bizarre appelé homme de sacrifier toute la nature s’il était en son pouvoir à sa conservation dans certaines circonstances, et dans d’autres d’exposer et de sacrifier sa vie de gaieté de cœur, sans rime ni raison. Toutes les autres aventures de ce naufrage, quoique rapportées avec la plus grande platitude, ne me paraissent pas également vraisemblables. Je ne crois pas si aisé, par exemple, que des malheureux exténués par la faim et la fatigue parviennent à ramasser, tous les soirs pendant plusieurs jours de suite, assez de bois pour s’entourer de douze à quinze bûchers, et à les embraser au moyen d’une seule pierre à fusil ; je sais ce qu’il m’en coûte quand, par distraction, je laisse éteindre le feu de ma cheminée. Je trouve plus de candeur et de vérité dans le roman de Robinson Crusoé que dans le naufrage véritable de Pierre Viaud ; je conviens cependant que sa pierre à fusil perdue et retrouvée est d’un grand intérêt.

— On vient d’apprendre que M. l’abbé Chappe d’Auteroche, de l’Académie royale des sciences, est mort en Californie, où il était allé pour observer le passage de Vénus sur le Soleil, du mois de juin de l’année dernière. Il avait fait le voyage de Sibérie pour la même raison, et il en avait publié une relation avant de s’embarquer pour la mer du Sud. Il était jeune, d’une constitution robuste, d’un courage d’esprit à tout entreprendre ; mais il s’en fallait bien que du côté de la tête et de la plume ce fût un La Condamine, et sa véracité même était très-suspecte. On m’a assuré qu’il est mort après l’observation du passage, et que de toute la société d’observateurs il n’y a qu’une seule personne qui ait échappé à la mort ; elle nous apportera sans doute les observations.