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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 8.djvu/503

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fois : vous l’avez lu à la suite de ces feuilles, dans le temps qu’il concourut, sans être admis, pour le prix de l’Académie française. M. de Rulhière a suivi M. le baron de Breteuil dans ses ambassades en Russie et en Suède. C’est un homme qui a certainement du talent ; il fait joliment les vers ; il écrit avec précision et élégance en prose ; mais il s’en faut bien que ce soit un bon esprit. Il est de ces gens qui vont toujours droit devant eux, sans regarder jamais ni à leur droite, ni à leur gauche : ce chemin mène souvent droit aux petites-maisons. Ne vous trouvez pas directement dans le chemin de cet homme-là ; marchez à côté de lui tant qu’il vous plaira, il ne vous apercevra de sa vie. Lorsque ensuite il s’agit de le ramener sur le passé, et de lui en faire rendre compte, il supplée de bonne foi par l’imagination à tout ce qu’il n’a pas vu : il ne croit pas même mentir, n’ayant pas vu le vrai ; il ne l’a pas oublié, et il ne peut le rapporter. Si j’étais ministre des affaires étrangères et que je fusse curieux d’avoir des notions fausses de tous les États et cabinets de l’Europe, je ne manquerais pas de faire voyager quelques bonnes têtes de cette espèce. M. de Rulhière a été employé à Pétersbourg et à Stockholm, vraisemblablement pour remplir ce but ; il est aujourd’hui attaché au bureau des affaires étrangères avec pension, mais sans fonction précise. Il a écrit l’Histoire de la dernière révolution de Russie avec une témérité incroyable. Ce qui l’est peut-être encore davantage, c’est l’étourderie avec laquelle il lit ce morceau, depuis plusieurs années, de cercle en cercle. C’est un pur hasard si cet ouvrage n’est pas encore tombé entre les mains de quelque imprimeur avide[1] ; l’auteur a bien fait tout ce qu’il fallait pour cela. Un homme sage ne dormirait plus s’il s’était permis d’écrire une relation de cette espèce ; mais c’est qu’un homme sage ne se le serait jamais permis. Les fous ont une sécurité dont les têtes sages n’ont point d’idée. J’ai vu Rulhière lire à Paris sa relation dans un cercle de vingt personnes, composé de toutes les nations de l’Europe. Il se mit à côté du prince Adam Czartoryski, et s’in-

  1. Le bruit que faisait dans le monde ce morceau historique alarma Catherine II, qui ne put obtenir ni par les séductions, ni par les menaces, la suppression de ce livré présumé si redoutable. Il ne fut publié qu’en 1797, in-8°, sous le titre de Histoire, ou Anecdotes sur la révolution de Russie en l’année 1762, Paris, Desenne, et a été depuis compris dans les Œuvres de l’auteur. (T.)