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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 8.djvu/510

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Mme Dacier. Vous savez que Marc-Aurèle notait ses Pensées dans ses tablettes, suivant qu’elles s’offraient à son esprit dans les moments de délassement que lui laissaient les soins de l’empire. M. de Joly, à l’exemple de nos compilateurs modernes, a cru devoir ranger ces Pensées suivant l’ordre des matières, et sous certaines rubriques. Que le diable emporte le pédant ! Il a dédié sa traduction à Monseigneur le Dauphin. Heureux les princes qui puisent dans de tels livres la science de se gouverner et de gouverner les autres ! Je ne puis m’empêcher de transcrire ici un passage que j’ai lu quelque part dans M. de Voltaire : tout prince qui est pénétré de la vérité de ce passage n’est pas indigne de commander aux hommes. « Apprenez, de grâce, dit le philosophe de Ferney, quelle est l’énorme distance des Offices de Cicéron, du Manuel d’Épictète, des Maximes de l’empereur Marc-Aurèle, à tous les plats ouvrages écrits dans nos jargons modernes, bâtards de la langue latine, et dans les effroyables jargons du Nord. Avons-nous seulement dans tous les livres faits depuis six cents ans rien de comparable à une page de Sénèque ? Non, nous n’avons rien qui en approche : et nous osons nous élever contre nos maîtres ! » Cette réflexion, d’une vérité frappante et sans réplique, suffit pour nous condamner à une honte et à un silence éternels. Si quelque chose peut nous sauver de la honte, c’est l’admiration sincère que nous conservons pour ces grands hommes en partageant le sentiment profond qui règne dans leurs divins écrits. Marc-Aurèle dit dans ses Pensées que son cousin Severus lui apprit quels hommes avaient été Thraséas, Helvidius, Caton, Dion, Brutus. Tout le monde connaît ces trois derniers. Tacite vous a fait connaître Thraséas Pétus. Épictète, dans Arrien, rapporte le dialogue suivant entre Vespasien et Helvidius Priscus. Vespasien ayant défendu à Helvidius d’aller au sénat, Helvidius répondit : « Il est en votre pouvoir de m’ôter ma place de sénateur. — Eh bien, soit ; allez-y, mais n’y dites mot. — Ne me demandez pas mon avis, et je me tairai. — Mais il faut que je vous le demande. — Et moi, il faut que je dise ce qui me paraîtra juste et raisonnable. — Si vous le dites, je vous ferai mourir. — Quand vous ai-je dit que j’étais immortel ? Vous ferez ce qui est en vous, et je ferai ce qui est en moi. » Il est évident qu’un prince dont l’enfance a été nourrie par de telles leçons et instruite par de