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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/102

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et requêtes pour le dénoncer, et obliger le procureur général de poursuivre le décret de prise de corps qui subsiste toujours, ce qui forcerait le pauvre Jean-Jacques à s’éloigner de nouveau ; mais, en évitant la trop grande publicité, il ne sera pas dans ce cas-là. Il va d’ailleurs beaucoup dans le monde, chez les belles dames : il a déposé sa peau d’ours avec l’habit arménien, et il est redevenu galant et doucereux. Il va souper aussi chez Sophie Arnould, avec l’élite des petits-maîtres et des talons-rouges, et il paraît que c’est Rulhière qu’il a choisi pour conducteur. Quant au métier, ayant renoncé à celui des lettres jusqu’à nouvel ordre, il a repris la profession de copiste de musique ; il convient qu’il a été mauvais copiste autrefois, parce que, dit-il, il avait alors la manie de composer des livres ; mais actuellement qu’il est revenu dans son bon sens, il prétend n’avoir pas son pareil ; il lui faut, dit-il encore, gagner quinze cents livres par an avec ses copies pour être à son aise. Il a reçu chez lui la visite de plusieurs curieux. De ce nombre est M. le prince de Ligne, des Pays-Bas, qui passe pour avoir de l’esprit et pour être aimable[1]. Quelques jours après sa visite, il écrivit à M. Rousseau la lettre que vous allez lire, mais qui n’a pas eu de succès à Paris, parce qu’on n’y a pas trouvé assez de naturel, et que la prétention à l’esprit est une maladie dont on ne relève pas en ce pays.

« Je suis, monsieur, celui qui a été vous voir l’autre jour. Je n’y retourne pas, quoique je m’en meure d’envie ; mais vous n’aimez ni les empressés ni les empressements.

« Pensez à ce que je vous ai proposé. On ne sait pas lire dans mon pays ; vous ne serez ni admiré ni persécuté.

« Vous aurez la clef de mes livres et de mes jardins. Vous m’y verrez ou vous ne m’y verrez pas. Vous y aurez une très-petite maison de campagne à vous seul, à un quart de lieue de la mienne. Vous y planterez, vous y sèmerez, vous en ferez tout ce que vous voudrez.

« Jean-Baptiste[2] et son esprit sont venus mourir en Flandre ; mais il ne faisait que des vers ; que Jean-Jacques et son génie viennent y vivre. Que ce soit chez moi, ou plutôt chez lui, que

  1. On trouve à la fin du tome X des Œuvres du prince de Ligne Mes Conversations avec Jean-Jacques.
  2. Jean-Baptiste Rousseau.