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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/111

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duit de nos jours sur la scène française, et qui n’a pas peu contribué à la changer en un jeu de marionnettes.

L’auteur de la Veuve du Malabar a pris à M. Fontanelle, auteur d’une certaine Éricie, vestale, son souterrain, qu’il était bon de lui laisser ; et l’opéra de la Reine de Golconde lui a aussi fourni quelques idées. M. Lemierre a de la chaleur. S’il avait assez de génie pour inventer une fable, il aurait bien le talent de la disposer naturellement et de la conduire. Sa marche, en général, est simple, précise et sans effort ; mais ce qu’il fait marcher et cheminer vers le dénouement est d’une faiblesse et d’une absurdité insignes. L’ignorance ajoute encore à ces vices. Il se propose de mettre sur la scène cet usage si célèbre des veuves asiatiques de se brûler sur le corps de leurs époux, usage qui devient tous les jours plus rare en Asie, comme celui des sacrements en France, et il ne lui vient point en tête d’étudier les mœurs de ces peuples, de consulter les voyageurs, de rechercher ceux de nos officiers qui ont eu occasion de voir cette horrible cérémonie. Ils lui auraient appris les précautions que les Indiens prennent pour qu’aucun Européen n’approche de la victime, que le simple attouchement d’un blanc ferait regarder comme souillée et indigne de se jeter dans le bûcher de son époux. L’ignorance de ce seul fait renvoie sa pièce au jeu des marionnettes.

M. Lemierre est un honnête garçon ; c’est aussi un des poëtes les plus heureux : il est toujours content du public, et se voit toujours en succès. Sa pièce tombe dans les règles ; à la quatrième représentation il n’y a personne dans la salle ; M. Lemierre arrive à l’orchestre, porte la vue de tous côtés dans cette vaste solitude, et s’écrie : Belle chambrée d’été ! Il va chez Molé peu de jours avant la première représentation, il veut faire quelques corrections à son rôle, et lui demande une plume. « Votre plume n’écrit point, dit-il à Molé. — Que ne prenez-vous celle de Racine ? lui répondit Molé. — Elle ne m’irait point, dit Lemierre ; Racine est plus harmonieux que moi, j’en conviens ; mais j’ai l’expression plus énergique et plus propre. — Oui, réplique Molé, vous m’avez fait là un rôle bien propre. » Lemierre disait il y a quelque temps, de la meilleure foi du monde : « On parle toujours de Diderot et de d’Alembert ; qu’ont-ils donc fait ? Moi, j’ai du bien au soleil : j’ai mon poëme sur la