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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/117

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C’étaient, selon lui, des ignorantins, des barbiers, des fraters, des plagiaires. Ce dernier terme avait pris dans son esprit une signification si odieuse qu’il l’appliquait aux plus grands criminels ; et pour exprimer, par exemple, l’horreur que lui faisait Damiens, il disait que c’était un plagiaire. L’indignation des plagiats qu’il avait soufferts dégénéra enfin en manie, il se voyait toujours pillé ; et lorsqu’on traduisait des ouvrages de Pott ou de Lehmann ou de quelque autre grand chimiste d’Allemagne, et qu’il y trouvait des idées analogues aux siennes, il prétendait avoir été volé par ces gens-là. Rouelle était d’une pétulance extrême ; ses idées étaient embrouillées et sans netteté, et il fallait un bon esprit pour le suivre et pour mettre dans ses leçons de l’ordre et de la précision. Il ne savait pas écrire ; il parlait avec la plus grande véhémence, mais sans correction ni clarté, et il avait coutume de dire qu’il n’était pas de l’académie du beau parlage. Avec tous ces défauts, ses vues étaient toujours profondes et d’un homme de génie ; mais il cherchait à les dérober à la connaissance de ses auditeurs autant que son naturel pétulant pouvait le comporter. Ordinairement il expliquait ses idées fort au long ; et quand il avait tout dit, il ajoutait : Mais ceci est un de mes arcanes que je ne dis à personne. Souvent un de ses élèves se levait et lui répétait à l’oreille ce qu’il venait de dire tout haut : alors Rouelle croyait que l’élève avait découvert son arcane par sa propre sagacité, et le priait de ne pas divulguer ce qu’il venait de dire à deux cents personnes. Il avait une si grande habitude à s’aliéner la tête que les objets extérieurs n’existaient pas pour lui. Il se démenait comme un énergumène en parlant sur sa chaise, se renversait, se cognait, donnait des coups de pied à son voisin, lui déchirait ses manchettes sans en rien savoir. Un jour, se trouvant dans un cercle où il y avait plusieurs dames, et parlant avec sa vivacité ordinaire, il défait sa jarretière, tire son bas sur son soulier, se gratte la jambe pendant quelque temps de ses deux mains, remet ensuite son bas et sa jarretière, et continue sa conversation sans avoir le moindre soupçon de ce qu’il venait de faire. Dans ses cours, il avait ordinairement pour aides son frère et son neveu pour faire les expériences sous les yeux de ses auditeurs : ces aides ne s’y trouvaient pas toujours ; Rouelle criait Neveu ! éternel neveu ! Et l’éternel neveu ne venant