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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/118

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point, il s’en allait lui-même dans les arrière-pièces de son laboratoire chercher les vases dont il avait besoin. Pendant cette opération, il continuait toujours la leçon comme s’il était en présence de ses auditeurs, et à son retour il avait ordinairement achevé la démonstration commencée, et rentrait en disant : Oui, messieurs ; alors on le priait de recommencer. Un jour, étant abandonné de son frère et de son neveu, et faisant seul l’expérience dont il avait besoin pour sa leçon, il dit à ses auditeurs : « Vous voyez bien, messieurs, ce chaudron sur ce brasier ? Eh bien, si je cessais de remuer un seul instant, il s’ensuivrait une explosion qui nous ferait tous sauter en l’air ! » En disant ces paroles il ne manqua pas d’oublier de remuer, et sa prédiction fut accomplie : l’explosion se fit avec un fracas épouvantable, cassa toutes les vitres du laboratoire, et, en un instant, deux cents auditeurs se trouvèrent éparpillés dans le jardin : heureusement personne ne fut blessé, parce que le plus grand effort de l’explosion avait porté par l’ouverture de la cheminée ; monsieur le démonstrateur en fut quitte pour cette cheminée et une perruque. C’est un vrai miracle que Rouelle, faisant ses essais presque toujours seul, parce qu’il voulait dérober ses arcanes, même à son frère, qui est très-habile, ne se soit pas fait sauter en l’air par ses inadvertances continuelles ; mais à force de recevoir sans précaution les exhalaisons les plus pernicieuses, il se rendit perclus de tous ses membres, et passa les dernières années de sa vie dans des souffrances terribles. Rouelle était honnête homme ; mais avec un caractère si brut il ne pouvait connaître ni observer les égards établis dans la société ; et comme il était aisé de le prévenir contre quelqu’un, et impossible de le faire revenir d’une prévention, il déchirait souvent dans ses cours, à tort et à travers ainsi il ne faut pas s’étonner qu’il se soit fait beaucoup d’ennemis. Il ne pouvait pas estimer la physique, ni les systèmes de M. de Buffon ; il était peu touché de son beau parlage, et quelques leçons de son cours étaient régulièrement employées à injurier cet illustre académicien. Il avait pris en grippe le docteur Bordeu, médecin de beaucoup d’esprit. « Oui, messieurs, disait-il tous les ans, à un certain endroit de son cours, c’est un de nos gens, un plagiaire, un frater, qui a tué mon frère que voilà. » Il voulait dire que Bordeu avait mal traité son frère dans une maladie. Rouelle