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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/128

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un enfant, mais comme un joli enfant qu’il est. Il serait bien étonné si on lui demandait de quelle couleur est son dieu ; il serait encore plus étonné de l’idée qu’il en donnerait lui-même, en voulant répondre à cette question : car si la nécessité de toutes choses est démontrée, comme il le prétend, que fera-t-il de son dieu, de quelque manière qu’il le conçoive, si ce n’est un être enchaîné, comme tout ce qui existe, par les lois invariables du mouvement, et à quoi lui servira l’existence d’un tel être ? Il ne conçoit pas comment le mouvement seul, sans aucune intelligence, a pu produire ce qui existe. Personne ne le conçoit, mais c’est un fait ; et c’est un fait aussi qu’en plaçant une intelligence éternelle à la tête de ce mouvement, vous n’expliquez rien, et vous ajoutez à une chose inexplicable mille difficultés qui la rendent absurde par-dessus le marché. Mais des êtres doués d’intelligence, tel que l’homme, n’ont pu être que le résultat de la combinaison d’une intelligence suprême ; l’existence de la montre prouve l’existence de l’horloger[1] ; un tableau indique un peintre ; une maison annonce un architecte : voilà des arguments d’une force terrible pour les enfants. Le philosophe s’en payerait comme eux, si, en les admettant, il ne se trouvait pas replongé dans une mer de difficultés interminables ; il aime encore mieux croire que l’intelligence peut être l’effet du mouvement de la matière que de l’attribuer à un ouvrier tout-puissant qui ne peut rien, et dont la volonté ne peut empêcher que ce qui est ne soit, ni rien changer à sa manière d’être ; à un être souverainement intelligent, et qui, dès que vous lui supposez une qualité morale, peut être justement accusé dans toutes ses productions, où la somme des inconvénients l’emporte infiniment sur les avantages. Un jour, La Condamine, qui a la tournure à la fois ingénieuse et naïve, nous rassembla en cercle autour de lui, pour nous lire une très-jolie énigme qu’il avait composée, et dont nous devions deviner le mot. Après la lecture nous le prîmes à part l’un après l’autre, et chacun lui cria le mot de l’énigme dans son cornet. La Condamine resta stupéfait, et ne put concevoir comment son énigme était devinée par tout le monde

  1. L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
    Que cette montre existe et n’ait point d’horloger.

    (Voltaire. Les Cabales, satire)